Justine Ou Les Malheurs De La Vertu - de Sade Marquis Alphonse Francois 21 стр.


Cependant j'avais trouvé le secret de me mettre on ne saurait mieux dans l'esprit de cet homme: il avouait naturellement que peu de femmes lui avaient autant plu. J'acquis de là des droits à sa confiance, dont je ne profitai que pour servir ma maîtresse.

Un matin que Gernande m'avait fait venir dans son cabinet pour me faire part de quelques nouveaux projets de libertinage, après l'avoir bien écouté, bien applaudi, je voulus, le voyant assez calme, essayer de l'attendrir sur le sort de sa malheureuse épouse:

– Est-il possible, monsieur, lui disais-je, qu'on puisse traiter une femme de cette manière, indépendamment de tous ses liens avec vous? Daignez donc réfléchir aux grâces touchantes de son sexe.

– Oh! Thérèse! avec de l'esprit, me répondit le comte, est-il possible de m'apporter pour raisons de calme, celles qui positivement m'irritent le mieux? Écoute-moi, chère fille, poursuivit-il en me faisant placer auprès de lui, et quelles que soient les invectives que tu vas m'entendre proférer contre ton sexe, point d'emportement; des raisons, je m'y rendrai, si elles sont bonnes.

De quel droit, je te prie, prétends-tu, Thérèse, qu'un mari soit obligé de faire le bonheur de sa femme? et quels titres ose alléguer cette femme pour l'exiger de son mari? La nécessité de se rendre mutuellement tels ne peut légalement exister qu'entre deux êtres également pourvus de la faculté de se nuire, et par conséquent entre deux êtres d'une même force. Une telle association ne saurait avoir lieu, qu'il se forme aussitôt un pacte entre ces deux êtres de ne faire chacun vis-à-vis l'un de l'autre que la sorte d'usage de leur force qui ne peut nuire à aucun des deux; mais cette ridicule convention ne saurait assurément exister entre l'être fort et l'être faible. De quel droit ce dernier exigera-t-il que l'autre le ménage? et par quelle imbécillité le premier s'y engagerait-il? Je puis consentir à ne pas faire usage de mes forces avec celui qui peut se faire redouter par les siennes; mais par quel motif en amoindrirais-je les effets avec l'être que m'asservit la nature? Me répondrez-vous: par pitié? Ce sentiment n'est compatible qu'avec l'être qui me ressemble, et comme il est égoïste, son effet n'a lieu qu'aux conditions tacites que l'individu qui m'inspirera de la commisération en aura de même à mon égard: mais si je l'emporte constamment sur lui par ma supériorité, sa commisération me devenant inutile, je ne dois jamais, pour l'avoir, consentir à aucun sacrifice. Ne serais-je pas une dupe d'avoir pitié du poulet qu'on égorge pour mon dîner? Cet individu trop au-dessous de moi, privé d'aucune relation avec moi, ne put jamais m'inspirer aucun sentiment. Or, les rapports de l'épouse avec le mari ne sont pas d'une conséquence différente que celle du poulet avec moi; l'un et l'autre sont des bêtes de ménage dont il faut se servir, qu'il faut employer à l'usage indiqué par la nature, sans les différencier en quoi que ce puisse être. Mais, je le demande, si l'intention de la nature était que votre sexe fût créé pour le bonheur du nôtre, et vice versa, aurait-elle fait, cette nature aveugle, tant d'inepties dans la construction de l'un et l'autre de ces sexes? leur eût-elle mutuellement prêté des torts si graves, que l'éloignement et l'antipathie mutuelle en dussent infailliblement résulter? Sans aller chercher plus loin des exemples, avec l'organisation que tu me connais, dis-moi, je te prie, Thérèse, quelle est la femme que je pourrais rendre heureuse, et réversiblement, quel homme pourra trouver douce la jouissance d'une femme, quand il ne sera pas pourvu des gigantesques proportions nécessaires à la contenter? Seront-ce, à ton avis, les qualités morales qui le dédommageront des défauts physiques? Et quel être raisonnable, en connaissant une femme à fond, ne s'écriera pas avec Euripide: Celui des dieux qui a mis la femme au monde, peut se vanter d'avoir produit la plus mauvaise de toutes les créatures, et la plus fâcheuse pour l'homme? S'il est donc prouvé que les deux sexes ne se conviennent point du tout mutuellement, et qu'il n'est pas une plainte fondée, faite par l'un, qui ne convienne aussitôt à l'autre, il est donc faux, de ce moment-là, que la nature les ait créés pour leur réciproque bonheur. Elle peut leur avoir permis le désir de se rapprocher pour concourir au but de la propagation, mais nullement celui de se lier à dessein de trouver leur félicité l'un dans l'autre. Le plus faible n'ayant donc aucun titre à réclamer pour obtenir la pitié du plus fort, ne pouvant plus lui opposer qu'il peut trouver son bonheur en lui, n'a plus d'autre parti que la soumission; et comme, malgré la difficulté de ce bonheur mutuel, il est dans les individus de l'un et de l'autre sexe de ne travailler qu'à se la procurer, le plus faible doit réunir sur lui, par cette soumission, la seule dose de félicité qu'il lui soit possible de recueillir, et le plus fort doit travailler à la sienne, par telle voie d'oppression qu'il lui plaira d'employer, puisqu'il est prouvé que le seul bonheur de la force est dans l'exercice des facultés du fort, c'est-à-dire dans la plus complète oppression. Ainsi, ce bonheur que les deux sexes ne peuvent trouver l'un avec l'autre, ils le trouveront, l'un par son obéissance aveugle, l'autre par la plus entière énergie de sa domination. Eh! si ce n'était pas l'intention de la nature que l'un des sexes tyrannisât l'autre, ne les aurait-elle pas créés de force égale? En rendant l'un inférieur à l'autre en tout point, n'a-t-elle pas suffisamment indiqué que sa volonté était que le plus fort usât des droits qu'elle lui donnait: plus celui-ci étend son autorité, plus il rend malheureuse, au moyen de cela, la femme liée à son sort, et mieux il remplit les vues de la nature. Ce n'est pas sur les plaintes de l'être faible qu'il faut juger le procédé; les jugements ainsi ne pourraient être que vicieux, puisque vous n'emprunteriez, en les faisant, que les idées du faible: il faut juger l'action sur la puissance du fort, sur l'étendue qu'il a donnée à sa puissance, et quand les effets de cette force se sont répandus sur une femme, examiner alors ce qu'est une femme, la manière dont ce sexe méprisable a été vu, soit dans l'antiquité, soit de nos jours, par les trois quarts des peuples de la terre.

Or, que vois-je en procédant de sang-froid à cet examen? Une créature chétive, toujours inférieure à l'homme, infiniment moins belle que lui, moins ingénieuse, moins sage, constituée d'une manière dégoûtante, entièrement opposée à ce qui peut plaire à l'homme, à ce qui doit le délecter…, un être malsain les trois quarts de sa vie, hors d'état de satisfaire son époux tout le temps où la nature le contraint à l'enfantement, d'une humeur aigre, acariâtre, impérieuse; tyran, si on lui laisse des droits, bas et rampant si on le captive; mais toujours faux, toujours méchant, toujours dangereux; une créature si perverse enfin, qu'il fut très sérieusement agité dans le concile de Mâcon, pendant plusieurs séances, si cet individu bizarre, aussi distinct de l'homme que l'est de l'homme le singe des bois, pouvait prétendre au titre de créature humaine, et si l'on pouvait raisonnablement le lui accorder. Mais ceci serait-il une erreur du siècle, et la femme est-elle mieux vue chez ceux qui précédèrent? Les Perses, les Mèdes, les Babyloniens, les Grecs, les Romains honoraient-ils ce sexe odieux dont nous osons aujourd'hui faire notre idole? Hélas! je le vois opprimé partout, partout rigoureusement éloigné des affaires, partout méprisé, avili, enfermé; les femmes, en un mot, partout traitées comme des bêtes dont on se sert à l'instant du besoin, et qu'on recèle aussitôt dans le bercail. M'arrêté-je un moment à Rome, j'entends Caton le Sage me crier du sein de l'ancienne capitale du monde: Si les hommes étaient sans femmes, ils converseraient encore avec les dieux. J'entends un censeur romain commencer sa harangue par ces mots: Messieurs, s'il nous était possible de vivre sans femme, nous connaîtrions dès lors le vrai bonheur. J'entends les poètes chanter sur les théâtres de la Grèce: Ô Jupiter! quelle raison put t'obliger de créer les femmes? Ne pouvais-tu donner l'être aux humains par des voies meilleures et plus sages, par des moyens, en un mot, qui nous eussent évité le fléau des femmes? Je vois ces mêmes peuples, les Grecs, tenir ce sexe dans un tel mépris qu'il faut des lois pour obliger un Spartiate à la propagation, et qu'une des peines de ces sages républiques est de contraindre un malfaiteur à s'habiller en femme, c'est-à-dire à se revêtir comme l'être le plus vil et le plus méprisé qu'elles connaissent.

Mais sans aller chercher des exemples dans des siècles si loin de nous, de quel œil ce malheureux sexe est-il vu même encore sur la surface du globe? Comment y est-il traité? Je le vois, enfermé dans toute l'Asie, y servir en esclave aux caprices barbares d'un despote qui le moleste, qui le tourmente, et qui se fait un jeu de ses douleurs. En Amérique, je vois des peuples naturellement humains, les Esquimaux, pratiquer entre hommes tous les actes possibles de bienfaisance, et traiter les femmes avec toute la dureté imaginable; je les vois humiliées, prostituées aux étrangers dans une partie de l'univers, servir de monnaie dans une autre. En Afrique, bien plus avilies sans doute, je les vois exerçant le métier de bêtes de somme, labourer la terre, l'ensemencer et ne servir leurs maris qu'à genoux. Suivrai-je le capitaine Cook dans ses nouvelles découvertes? L'île charmante d'Otaïti, où la grossesse est un crime qui vaut quelquefois la mort à la mère, et presque toujours à l'enfant, m'offrira-t-elle des femmes plus heureuses? Dans d'autres îles découvertes par ce même marin, je les vois battues, vexées par leurs propres enfants, et le mari lui-même se joindre à sa famille pour les tourmenter avec plus de rigueur.

Oh, Thérèse! ne t'étonne point de tout cela, ne te surprends pas davantage du droit général qu'eurent, de tous les temps, les époux sur leurs femmes: plus les peuples sont rapprochés de la nature, mieux ils en suivent les lois; la femme ne peut avoir avec son mari d'autres rapports que celui de l'esclave avec son maître; elle n'a décidément. aucun droit pour prétendre à des titres plus chers. Il ne faut pas confondre avec des droits, de ridicules abus qui, dégradant notre sexe, élevèrent un instant le vôtre: il faut rechercher la cause de ces abus, la dire, et n'en revenir que plus constamment après aux sages conseils de la raison. Or la voici. Thérèse, cette cause du respect momentané qu'obtint autrefois votre sexe, et qui abuse encore aujourd'hui, sans qu'ils s'en doutent, ceux qui prolongent ce respect.

Dans les Gaules jadis, c'est-à-dire dans cette seule partie du monde qui ne traitait pas totalement les femmes en esclaves, elles étaient dans l'usage de prophétiser, de dire la bonne aventure: le peuple s'imagina qu'elles ne réussissaient à ce métier qu'en raison du commerce intime qu'elles avaient sans doute avec les dieux; de là elles furent, pour ainsi dire, associées au sacerdoce, et jouirent d'une partie de la considération attachée aux prêtres. La Chevalerie s'établit en France sur ces préjugés, et les trouvant favorables à son esprit, elle les adopta; mais il en fut de cela comme de tout: les causes s'éteignirent et les effets se conservèrent; la Chevalerie disparut, et les préjugés qu'elle avait nourris s'accrurent. Cet ancien respect accordé à des titres chimériques ne put pas même s'anéantir, quand se dissipa ce qui fondait ces titres: on ne respecta plus des sorcières, mais on vénéra des catins, et ce qu'il y eut de pis, on continua de s'égorger pour elles. Que de telles platitudes cessent d'influer sur l'esprit des philosophes, et, remettant les femmes à leur véritable place, qu'ils ne voient en elles, ainsi que l'indique la nature, ainsi que l'admettent les peuples les plus sages, que des individus créés pour leurs plaisirs, soumis à leurs caprices, dont la faiblesse et la méchanceté ne doivent mériter d'eux que des mépris.

Mais non seulement, Thérèse, tous les peuples de la terre jouirent des droits les plus étendus sur leurs femmes, il s'en trouva même qui les condamnaient à la mort dès qu'elles venaient au monde, ne conservant absolument que le petit nombre nécessaire à la reproduction de l'espèce. Les Arabes, connus sous le nom de Koreihs, enterraient leurs filles dès l'âge de sept ans, sur une montagne auprès de La Mecque, parce qu'un sexe aussi vil leur paraissait, disaient-ils, indigne de voir le jour. Dans le sérail du roi d'Achem, pour le seul soupçon d'infidélité, pour la plus légère désobéissance dans le service des voluptés du prince, ou sitôt qu'elles inspirent le dégoût, les plus affreux supplices leur servent à l'instant de punition. Aux bords du Gange, elles sont obligées de s'immoler elles-mêmes sur les cendres de leurs époux, comme inutiles au monde, dès que leurs maîtres n'en peuvent plus jouir. Ailleurs on les chasse comme des bêtes fauves, c'est un honneur que d'en tuer beaucoup; en Égypte, on les immole aux dieux; à Formose, on les foule aux pieds si elles deviennent enceintes. Les lois germaines ne condamnaient qu'à dix écus d'amende celui qui tuait une femme étrangère, rien si c'était la sienne, ou une courtisane. Partout, en un mot, je le répète, partout je vois les femmes humiliées, molestées, partout sacrifiées à la superstition des prêtres, à la barbarie des époux ou aux caprices des libertins. Et parce que j'ai le malheur de vivre chez un peuple encore assez grossier pour n'oser abolir le plus ridicule des préjugés, je me priverais des droits que la nature m'accorde sur ce sexe! je renoncerais à tous les plaisirs qui naissent de ces droits!… Non, non, Thérèse, cela n'est pas juste: je voilerai ma conduite, puisqu'il le faut, mais je me dédommagerai en silence, dans la retraite où je m'exile, des chaînes absurdes où la législation me condamne, et là, je traiterai ma femme comme j'en trouve le droit dans tous les codes de l'univers, dans mon cœur et dans la nature.

– Oh! monsieur, lui dis-je, votre conversion est impossible.

– Aussi ne te conseillé-je pas de l'entreprendre, Thérèse, me répondit Gernande: l'arbre est trop vieux pour être plié; on peut faire à mon âge quelques pas de plus dans la carrière du mal, mais pas un seul dans celle du bien. Mes principes et mes goûts firent mon bonheur depuis mon enfance, ils furent toujours l'unique base de ma conduite et de mes actions: peut-être irai-je plus loin, je sens que c'est possible, mais pour revenir, non; j'ai trop d'horreur pour les préjugés des hommes, je hais trop sincèrement leur civilisation, leurs vertus et leurs dieux, pour y jamais sacrifier mes penchants.

De ce moment je vis bien que je n'avais plus d'autre parti à prendre, soit pour me tirer de cette maison, soit pour délivrer la comtesse, que d'user de ruse et de me concerter avec elle.

Depuis un an que j'étais dans sa maison, je lui avais trop laissé lire dans mon cœur pour qu'elle ne se convainquît pas du désir que j'avais de la servir, et pour qu'elle ne devinât pas ce qui m'avait fait d'abord agir différemment. Je m'ouvris davantage, elle se livra: nous convînmes de nos plans. Il s'agissait d'instruire sa mère, de lui dessiller les yeux sur les infamies du comte. Mme de Gernande ne doutait pas que cette dame infortunée n'accourût aussitôt briser les chaînes de sa fille; mais comment réussir, nous étions si bien renfermées, tellement gardées à vue! Accoutumée à franchir des remparts, je mesurai des yeux ceux de la terrasse: à peine avaient-ils trente pieds; aucune clôture ne parut à mes yeux; je crois qu'une fois en bas de ces murailles, on se trouvait dans les routes du bois; mais la comtesse arrivée de nuit dans cet appartement, et n'en étant jamais sortie, ne put rectifier mes idées. Je consentis à essayer l'escalade. Mme de Gernande écrivit à sa mère la lettre du monde la plus faite pour l'attendrir et la déterminer à venir au secours d'une fille aussi malheureuse; je mis la lettre dans mon sein, j'embrassai cette chère et intéressante femme, puis aidée de nos draps, dès qu'il fut nuit, je me laissai glisser au bas de cette forteresse. Que devins-je, ô ciel! quand je reconnus qu'il s'en fallait bien que je fusse dehors de l'enceinte! Je n'étais que dans le parc, et dans un parc environné de murs dont la vue m'avait été dérobée par l'épaisseur des arbres et par leur quantité: ces murs avaient plus de quarante pieds de haut, tout garnis de verre sur la crête, et d'une prodigieuse épaisseur… Qu'allais-je devenir? Le jour était prêt à paraître: que penserait-on de moi en me voyant dans un lieu où je ne pouvais me trouver qu'avec le projet sûr d'une évasion? Pouvais-je me soustraire à la fureur du comte? Quelle apparence y avait-il que cet ogre ne s'abreuvât pas de mon sang pour me punir d'une telle faute? Revenir était impossible, la comtesse avait retiré les draps; frapper aux portes, n'était se trahir encore plus sûrement: peu s'en fallut alors que la tête ne me tournât totalement et que je ne cédasse avec violence aux effets de mon désespoir. Si j'avais reconnu quelque pitié dans l’âme du comte, l'espérance peut-être m'eût-elle un instant abusée, mais un tyran, un barbare, un homme qui détestait les femmes, et qui, disait-il, cherchait depuis longtemps l'occasion d'en immoler une, en lui faisant perdre son sang, goutte à goutte, pour voir combien d'heures elle pourrait vivre ainsi… J'allais incontestablement servir à l'épreuve. Ne sachant donc que devenir, trouvant des dangers partout, je me jetai au pied d'un arbre, décidée à attendre mon sort, et me résignant en silence aux volontés de l'Éternel… Le jour paraît enfin: juste ciel! le premier objet qui se présente à moi… c'est le comte lui-même: il avait fait une chaleur affreuse pendant la nuit; il était sorti pour prendre l'air. Il croit se tromper, il croit voir un spectre, il recule: rarement le courage est la vertu des traîtres. Je me lève tremblante, je me précipite à ses genoux.

– Que faites-vous là, Thérèse? me dit-il.

– Oh! monsieur, punissez-moi, répondis-je, je suis coupable, et n'ai rien à répondre.

Malheureusement j'avais dans mon effroi oublié de déchirer la lettre de la comtesse: il la soupçonne, il me la demande, je veux nier; mais Gernande, voyant cette fatale lettre dépasser le mouchoir de mon sein, la saisit, la dévore, et m'ordonne de le suivre.

Nous rentrons dans le château par un escalier dérobé donnant sous les voûtes; le plus grand silence y régnait encore; après quelques détours, le comte ouvre un cachot et m'y jette.

– Fille imprudente, me dit-il alors, je vous avais prévenue que le crime que vous venez de commettre se punissait ici de mort: préparez-vous donc à subir le châtiment qu'il vous a plu d'encourir. En sortant de table, demain, je viendrai vous expédier.

Je me précipite de nouveau à ses genoux, mais me saisissant par les cheveux, il me traîne à terre, me fait faire ainsi deux ou trois fois le tour de ma prison, et finit par me précipiter contre les murs de manière à m'y écraser.

– Tu mériterais que je t'ouvrisse à l'instant les quatre veines, dit-il en fermant la porte, et si je retarde ton supplice, sois bien sûre que ce n'est que pour le rendre plus horrible.

Il est dehors, et moi dans la plus violente agitation: je ne vous peins point la nuit que je passai; les tourments de l'imagination joints aux maux physiques que les premières cruautés de ce monstre venaient de me faire éprouver, la rendirent une des plus affreuses de ma vie. On ne se figure point les angoisses d'un malheureux qui attend son supplice à toute heure, à qui l'espoir est enlevé, et qui ne sait pas si la minute où il respire ne sera pas la dernière de ses jours. Incertain de son supplice, il se le représente sous mille formes plus horribles les unes que les autres; le moindre bruit qu'il entend lui paraît être celui de ses bourreaux; son sang s'arrête, son cœur s'éteint, et le glaive qui va terminer ses jours est moins cruel que ces funestes instants où la mort le menace.

Il est vraisemblable que le comte commença par se venger de sa femme; l'événement qui me sauva va vous en convaincre comme moi: il y avait trente-six heures que j'étais dans la crise que je viens de vous peindre sans qu'on m'eût apporté aucun secours, lorsque ma porte s'ouvrit et que le comte parut; il était seul, la fureur étincelait dans ses yeux.

– Vous devez bien vous douter, me dit-il, du genre de mort que vous allez subir: il faut que ce sang pervers s'écoule en détail; vous serez saignée trois fois par jour, je veux voir combien de temps vous pourrez vivre de cette façon. C'est une expérience que je brûlais de faire, vous le savez, je vous remercie de m'en fournir les moyens.

Et le monstre, sans s'occuper pour lors d'autres passions que de sa vengeance, me fait tendre un bras, me pique, et bande la plaie après deux palettes de sang. Il avait à peine fini, que des cris se font entendre.

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