– Monsieur!… monsieur! lui dit en accourant une des vieilles qui nous servaient… venez au plus vite, Madame se meurt, elle veut vous parler avant de rendre l'âme.
Et la vieille revole auprès de sa maîtresse.
Quelque accoutumé que l'on soit au crime, il est rare que la nouvelle de son accomplissement n'effraye celui qui vient de le commettre. Cette terreur venge la vertu: tel est l'instant où ses droits se reprennent. Gernande sort égaré, il oublie de fermer les portes. Je profite de la circonstance, quelque affaiblie que je sois par une diète de plus de quarante heures et par une saignée: je m'élance hors de mon cachot, tout est ouvert, je traverse les cours, et me voilà dans la forêt sans qu'on m'ait aperçue. «Marchons, me dis-je, marchons avec courage; si le fort méprise le faible, il est un Dieu puissant qui protège celui-ci et qui ne l'abandonne jamais.» Pleine de ces idées, j'avance avec ardeur, et avant que la nuit ne soit close, je me trouve dans une chaumière à quatre lieues du château. Il m'était resté quelque argent, je me fis soigner de mon mieux: quelques heures me rétablirent. Je partis dès le point du jour, et m'étant fait montrer la route, renonçant à tous projets de plaintes, soit anciennes, soit nouvelles, je me fis diriger vers Lyon où j'arrivai le huitième jour, bien faible, bien souffrante, mais heureusement sans être poursuivie. Là je ne songeai qu'à me rétablir avant de gagner Grenoble, où j'avais toujours dans l'idée que le bonheur m'attendait.
Un jour que je jetais par hasard les yeux sur une gazette étrangère, quelle fut ma surprise d'y reconnaître encore le crime couronné, et d'y voir au pinacle un des principaux auteurs de mes maux! Rodin, ce chirurgien de Saint-Marcel, cet infâme qui m'avait si cruellement punie d'avoir voulu lui épargner le meurtre de sa fille, venait, disait ce journal, d'être nommé premier chirurgien de l'Impératrice de Russie, avec des appointements considérables. «Qu'il soit fortuné, le scélérat, me dis-je, qu'il le soit, dès que la providence le veut! et toi, souffre, malheureuse créature, souffre sans te plaindre, puisqu'il est dit que les tribulations et les peines doivent être l'affreux partage de la vertu; n'importe, je ne m'en dégoûterai jamais.»
Je n'étais point au bout de ces exemples frappants du triomphe des vices, exemples si décourageants pour la vertu, et la prospérité du personnage que j'allais retrouver devait me dépiter et me surprendre plus qu'aucune autre, sans doute, puisque c'était celle d'un des hommes dont j'avais reçu les plus sanglants outrages. Je ne m'occupais que de mon départ, lorsque je reçus un soir un billet qui me fut rendu par un laquais vêtu de gris, absolument inconnu de moi; en me le remettant, il me dit qu'il était chargé de la part de son maître d'obtenir sans faute une réponse de moi. Tels étaient les mots de ce billet:
Un homme qui a quelques torts avec vous, qui croit vous avoir reconnue dans la place de Bellecour, brûle de vous voir et de réparer sa conduite: hâtez-vous de le venir trouver; il a des choses à vous apprendre, qui peut-être l'acquitteront de tout ce qu'il vous doit.
Ce billet n'était point signé, et le laquais ne s'expliquait pas. Lui ayant déclaré que j'étais décidée à ne point répondre que je ne susse quel était son maître:
– C'est M. de Saint-Florent, mademoiselle, me dit-il; il a eu l'honneur de vous connaître autrefois aux environs de Paris; vous lui avez, prétend-il, rendu des services dont il brûle de s'acquitter. Maintenant à la tête du commerce de cette ville, il y jouit à la fois d'une considération et d'un bien qui le mettent à même de vous prouver sa reconnaissance. Il vous attend.
Mes réflexions furent bientôt faites. Si cet homme n'avait pas pour moi de bonnes intentions, me disais-je, serait-il vraisemblable qu'il m'écrivît, qu'il me fît parler de cette manière? Il a des remords de ses infamies passées, il se rappelle avec effroi de m'avoir arraché ce que j'avais de plus cher, et de m'avoir réduite, par l'enchaînement; de ses horreurs, au plus cruel état où puisse être une femme… Oui, oui, n'en doutons pas, ce sont des remords, je serais coupable envers l'Être suprême si je ne me prêtais à les apaiser. Suis-je en situation d'ailleurs de rejeter l'appui qui se présente? Ne dois-je pas bien plutôt saisir avec empressement tout ce qui s'offre pour me soulager? C'est dans son hôtel que cet homme veut me voir: sa fortune doit l'entourer de gens devant lesquels il se respectera trop pour oser me manquer encore, et dans l'état où je suis, grand Dieu! puis-je inspirer autre chose que de la commisération? J'assurai donc le laquais de Saint-Florent que le lendemain, sur les onze heures, j'aurais l'avantage d'aller saluer son maître, que je le félicitais des faveurs qu'il avait reçues de la Fortune, et qu'il s'en fallait bien qu'elle m'eût traitée comme lui.
Je rentrai chez moi, mais si occupée de ce que voulait me dire cet homme, que je ne fermai pas l'œil de la nuit. J'arrive enfin à l'adresse indiquée: un hôtel superbe, une foule de valets, les regards humiliants de cette riche canaille sur l'infortune qu'elle méprise, tout m'en impose, et je suis au moment de me retirer, lorsque le même laquais qui m'avait parlé la veille m'aborde et me conduit, en me rassurant, dans un cabinet somptueux ou je reconnais fort bien mon bourreau, quoique âgé pour lors de quarante-cinq ans, et qu'il y eût près de neuf que je ne l'eusse vu. Il ne se lève point, mais il ordonne qu'on nous laisse seuls, et me fait signe d'un geste de venir me placer sur une chaise à côté du vaste fauteuil qui le contient.
– J'ai voulu vous revoir, mon enfant, dit-il, avec le ton humiliant de la supériorité, non que je croie avoir de grands torts avec vous, non qu'une fâcheuse réminiscence me contraigne à des réparations au-dessus desquelles je me crois; mais je me souviens que dans le peu de temps que nous nous sommes connus, vous m'avez montré de l'esprit: il en faut pour ce que j'ai à vous proposer, et si vous l'acceptez, le besoin que j'aurai alors de vous vous fera trouver dans ma fortune, les ressources qui vous sont nécessaires, et sur lesquelles vous compteriez en vain sans cela.
Je voulus répondre par quelques reproches à la légèreté du ce début; Saint-Florent m'imposa silence.
– Laissons ce qui s'est passé, me dit-il, c'est l'histoire des passions, et mes principes me portent à croire qu'aucun frein n'en doit arrêter la fougue; quand elles parlent, il faut les servir, c'est ma loi. Lorsque je fus pris par les voleurs avec qui vous étiez, me vîtes-vous me plaindre de mon sort? Se consoler et agir d'industrie, si l'on est le plus faible, jouir de tous ses droits, si l'on est le plus fort, voilà mon système. Vous étiez jeune et jolie, Thérèse, nous nous trouvions au fond d'une forêt, il n'est point de volupté dans le monde qui allume mes sens comme le viol d'une fille vierge: vous l'étiez, je vous ai violée; peut-être vous eussé-je fait pis, si ce que je hasardais n'eût pas eu de succès, et que vous m'eussiez opposé des résistances. Mais je vous volai, je vous laissai sans ressources au milieu de la nuit, dans une route dangereuse; deux motifs occasionnèrent ce nouveau délit: il me fallait de l'argent, je n'en avais pas; quant à l'autre raison qui put me porter à ce procédé, je vous l'expliquerais vainement, Thérèse, vous ne l'entendriez point. Les seuls êtres qui connaissent le cœur de l'homme, qui en ont étudié les replis, qui ont démêlé les coins les plus impénétrables de ce dédale obscur, pourraient vous expliquer cette sorte d'égarement.
– Quoi! monsieur, de l'argent que je vous avais offert… le service que je venais de vous rendre… être payée de ce que j'avais fait pour vous par une aussi noire trahison… cela peut, dites-vous, se comprendre, cela peut se légitimer?
– Eh! oui, Thérèse, eh! oui; la preuve que cela peut s'expliquer, c'est qu'en venant de vous piller, de vous molester… (car je vous battis, Thérèse), eh bien! à vingt pas de là, songeant à l'état où je vous laissais, je retrouvai sur-le-champ dans ces idées des forces pour de nouveaux outrages, que je ne vous eusse peut-être jamais faits sans cela. Vous n'aviez perdu qu'une de vos prémices… je m'en allais, je revins sur mes pas, et je vous fis perdre l'autre… Il est donc vrai que dans de certaines âmes la volupté peut naître au sein du crime! Que dis-je? il est donc vrai que le crime seul l'éveille et le décide, et qu'il n'est pas une seule volupté dans le monde qu'il n'enflamme et qu'il n'améliore…
– Oh! monsieur, quelle horreur!
– N'en pouvais-je pas commettre une plus grande?… Peu s'en fallut, je vous l'avoue; mais je me doutais bien que vous alliez être réduite aux dernières extrémités: cette idée me satisfit, je vous quittai. Laissons cela, Thérèse, et venons à, l'objet qui m'a fait désirer de vous voir.
Cet incroyable goût que j'ai pour l'un et l'autre pucelage d'une petite fille ne m'a point quitté, Thérèse, poursuivit Saint-Florent; il en est de celui-là. comme de tous les autres écarts du libertinage: plus on vieillit, et plus ils prennent de forces; des anciens délits naissent de nouveaux désirs, et de nouveaux crimes de ces désirs. Tout cela ne serait rien, ma chère, si ce qu'on emploie pour réussir n'était pas soi-même très coupable. Mais comme le besoin du mal est le premier mobile de nos caprices, plus ce qui nous conduit est criminel, et mieux nous sommes irrités. Arrivé là, on ne se plaint plus que de la médiocrité des moyens: plus leur atrocité s'étend, plus notre volupté devient piquante, et l'on s'enfonce ainsi dans le bourbier sans la plus légère envie d'en sortir.
C'est mon histoire, Thérèse; chaque jour, deux jeunes enfants sont nécessaires à mes sacrifices. Ai-je joui? non seulement je n'en revois plus les objets, mais il devient même essentiel à l'entière satisfaction de mes fantaisies que ces objets sortent aussitôt de la ville: je goûterais mal les plaisirs du lendemain si j'imaginais que les victimes de la veille respirassent encore le même air que moi. Le moyen de m'en débarrasser est facile. Le croirais-tu, Thérèse? Ce sont mes débauches qui peuplent le Languedoc et la Provence de la multitude d'objets de libertinage que renferme leur sein [5] : une heure après que ces petites filles m'ont servi, des émissaires sûrs les embarquent et les vendent aux appareilleuses de Nîmes, de Montpellier, de Toulouse, d'Aix et de Marseille. Ce commerce, dont j'ai deux tiers de bénéfice, me dédommage amplement de ce que les sujets me coûtent, et je satisfais ainsi deux de mes plus chères passions, et ma luxure, et ma cupidité. Mais les découvertes, les séductions me donnent de la peine; d'ailleurs l'espèce de sujets importe infiniment à ma lubricité: je veux qu'ils soient tous pris dans ces asiles de la misère où le besoin de vivre et l'impossibilité d'y réussir, absorbant le courage, la fierté, la délicatesse, énervant l'âme enfin, décide, dans l'espoir d'une subsistance indispensable, à tout ce qui paraît devoir l'assurer. Je fais impitoyablement fouiller tous ces réduits: on n'imagine pas ce qu'ils me rendent. Je vais plus loin, Thérèse: l'activité, l'industrie, un peu d'aisance, en luttant contre mes subornations, me raviraient une grande partie des sujets; j'oppose à ces écueils le crédit dont je jouis dans cette ville, j'excite des oscillations dans le commerce, ou des chertés dans les vivres, qui, multipliant les classes du pauvre, lui enlevant d'un côté les moyens du travail, et lui rendant difficiles de l'autre ceux de la vie, augmentent en raison égale la somme des sujets que la misère me livre. La ruse est connue, Thérèse: ces disettes de bois, de blé et d'autres comestibles, dont Paris a frémi tant d'années, n'avaient d'autres objets que ceux qui m'animent; l'avarice, le libertinage, voilà les passions qui, du sein des lambris dorés, tendent une multitude de filets jusque sur l'humble toit du pauvre. Mais, quelque habileté que je mette en usage pour presser d'un côté, si des mains adroites n'enlèvent pas lestement de l'autre, j'en suis pour mes peines, et la machine va tout aussi mal que si je n'épuisais pas mon imagination en ressources et mon crédit en opérations. J'ai donc besoin d'une femme leste, jeune, intelligente, qui, ayant elle-même passé par les épineux sentiers de la misère, connaisse mieux que qui que ce soit les moyens de débaucher celles qui y sont; une femme dont les yeux pénétrants devinent l'adversité dans ses greniers les plus ténébreux, et dont l'esprit suborneur en détermine les victimes à se tirer de l'oppression par les moyens que je présente; une femme spirituelle enfin, sans scrupule comme sans pitié, qui ne néglige rien pour réussir, jusqu'à couper même le peu de ressources qui, soutenant encore l'espoir de ces infortunées, les empêche de se résoudre. J'en avais une excellente, et sûre: elle vient de mourir. On n'imagine pas jusqu'où cette intelligente créature portait l'effronterie; non seulement elle isolait ces misérables au point de les contraindre à venir l'implorer à genoux, mais si ces moyens ne lui succédaient pas assez tôt pour accélérer leur chute, la scélérate allait jusqu'à les voler. C'était un trésor: il ne me faut que deux sujets par jour, elle m'en eût donné dix, si je les eusse voulus. Il résultait de là que je faisais des choix meilleurs, et que la surabondance de la matière première de mes opérations me dédommageait de la main-d'œuvre. C'est cette femme qu'il faut remplacer, ma chère; tu en auras quatre à tes ordres, et deux mille écus d'appointements: j'ai dit, réponds, Thérèse, et surtout que des chimères ne t'empêchent pas d'accepter ton bonheur quand le hasard et ma main te l'offrent.
– Oh! monsieur, dis-je à ce malhonnête homme, en frémissant de ses discours, est-il possible, et que vous puissiez concevoir de telles voluptés, et que vous osiez me proposer de les servir! Que d'horreurs vous venez de me faire entendre! Homme cruel, si vous étiez malheureux seulement deux jours, vous verriez comme ces systèmes d'inhumanité s'anéantiraient bientôt dans votre cœur: c'est la prospérité qui vous aveugle et qui vous endurcit; vous vous blasez sur le spectacle de maux dont vous vous croyez à l'abri, et parce que vous espérez ne les jamais sentir, vous vous supposez en droit de les infliger; puisse le bonheur ne jamais approcher de moi, dès qu'il peut corrompre à tel point! Ô juste ciel! ne se pas contenter d'abuser de l'infortune! pousser l'audace et la férocité jusqu'à l'accroître, jusqu'à la prolonger, pour l'unique satisfaction de ses désirs! Quelle cruauté, monsieur! les bêtes les plus féroces ne nous donnent pas d'exemples d'une barbarie semblable.
– Tu te trompes, Thérèse, il n'y a pas de fourberies que le loup n'invente pour attirer l'agneau dans ses pièges: ces ruses sont dans la nature, et la bienfaisance n'y est pas; elle n'est qu'un caractère de la faiblesse préconisée par l'esclave pour attendrir son maître et le disposer à plus de douceur; elle ne s'annonce jamais chez l'homme que dans deux cas: ou s'il est le plus faible, ou s'il craint de le devenir. La preuve que cette prétendue vertu n'est pas dans la nature, c'est qu'elle est ignorée de l'homme le plus rapproché d'elle. Le sauvage, en la méprisant, tue sans pitié son semblable, ou par vengeance ou par avidité… Ne la respecterait-il pas, cette vertu, si elle était écrite dans son cœur? Mais elle n'y parut jamais, jamais elle ne se trouvera partout où les hommes seront égaux. La civilisation, en épurant les individus, en distinguant des rangs, en offrant un pauvre aux yeux du riche, en faisant craindre à celui-ci une variation d'état qui pouvait le précipiter dans le néant de l'autre, mit aussitôt dans son esprit le désir de soulager l'infortuné pour être soulagé à son tour, s'il perdait ses richesses. Alors naquit la bienfaisance, fruit de la civilisation et de la crainte: elle n'est donc qu'une vertu de circonstances, mais nullement un sentiment de la nature qui ne plaça jamais dans nous d'autre désir que celui de nous satisfaire, à quelque prix que ce pût être. C'est en confondant ainsi tous les sentiments, c'est en n'analysant jamais rien, qu'on s'aveugle sur tout et qu'on se prive de toutes les jouissances.
– Ah! monsieur, interrompis-je avec chaleur, peut-il en être une plus douce que celle de soulager l'infortune? Laissons à part la frayeur de souffrir soi-même: y a-t-il une satisfaction plus vraie que celle d'obliger?… Jouir des larmes de la reconnaissance, partager le bien-être qu'on vient de répandre chez des malheureux qui, semblables à vous, manquaient néanmoins des choses dont vous formez vos premiers besoins, les entendre chanter vos louanges et vous appeler leur père, replacer la sérénité sur des fronts obscurcis par la défaillance, par l'abandon et le désespoir, non, monsieur, nulle volupté dans le monde ne peut égaler celle-là: c'est celle de la divinité même, et le bonheur qu'elle promet à ceux qui l'auront servie sur la terre ne sera que la possibilité de voir ou de faire des heureux dans le ciel. Toutes les vertus naissent de celle-là, monsieur; on est meilleur père, meilleur fils, meilleur époux, quand on connaît le charme d'adoucir l'infortune. Ainsi que les rayons du soleil, on dirait que la présence de l'homme charitable répand, sur tout ce qui l'entoure, la fertilité, la douceur et la joie; et le miracle de la nature, après ce foyer de la lumière céleste, est l'âme honnête, délicate et sensible dont la félicité suprême est de travailler à celle des autres.
– Phoebus que tout cela, Thérèse! les jouissances de l'homme sont en raison de la sorte d'organes qu'il a reçus de la nature; celles de l'individu faible, et par conséquent de toutes les femmes, doivent porter à des voluptés morales, plus piquantes, pour de tels êtres, que celles qui n'influeraient que sur un physique entièrement dénué d'énergie: le contraire est l'histoire des âmes fortes, qui, bien mieux délectées des chocs vigoureux imprimés sur ce qui les entoure, qu'elles ne le seraient des impressions délicates ressenties par ces mêmes êtres existant auprès d'eux, préfèrent inévitablement, d'après cette constitution, ce qui affecte les autres en sens douloureux, à ce qui ne toucherait que d'une manière plus douce. Telle est l'unique différence des gens cruels aux gens débonnaires; les uns et les autres sont doués de sensibilité, mais ils le sont chacun à leur manière. Je ne nie pas qu'il n'y ait des jouissances dans l'une et l'autre classe, mais je soutiens avec beaucoup de philosophes, sans doute, que celles de l'individu organisé de la manière la plus vigoureuse seront incontestablement plus vives que toutes celles de son adversaire; et ces systèmes établis, il peut et il doit se trouver une sorte d'hommes qui trouve autant de plaisir dans tout ce qu'inspire la cruauté, que les autres en goûtent dans la bienfaisance. Mais ceux-ci seront des plaisirs doux, et les autres des plaisirs fort vifs: les uns seront les plus sûrs, les plus vrais sans doute, puisqu'ils caractérisent les penchants de tous les hommes encore au berceau de la nature, et des enfants mêmes, avant qu'ils n'aient connu l'empire de la civilisation; les autres ne seront que l'effet de cette civilisation, et par conséquent des voluptés trompeuses et sans aucun sel. Au reste, mon enfant, comme nous sommes moins ici pour philosopher que pour consolider une détermination, ayez pour agréable de me donner votre dernier mot… Acceptez-vous, ou non, le parti que je vous propose?
– Assurément, je le refuse, monsieur, répondis-je en me levant… Je suis bien pauvre… oh! oui, bien pauvre, monsieur; mais, plus riche des sentiments de mon cœur que de tous les dons de la Fortune, jamais je ne sacrifierai les uns pour posséder les autres: je saurai mourir dans l'indigence, mais je ne trahirai pas la vertu.
– Sortez, me dit froidement cet homme détestable, et que je n'aie pas surtout à craindre de vous des indiscrétions: vous seriez bientôt mise en un lieu d'où je n'aurais plus à les redouter.
Rien n'encourage la vertu comme les craintes du vice bien moins timide que je ne l'aurais cru, j'osai, en lui promettant qu'il n'aurait rien à redouter de moi, lui rappeler le vol qu'il m'avait fait dans la forêt de Bondy, et lui faire sentir que, dans la circonstance où j'étais, cet argent me devenait indispensable. Le monstre me répondit durement alors qu'il ne tenait qu'à moi d'en gagner, et que je m'y refusais.
– Non, monsieur, répondis-je avec fermeté, non, je vous le répète, je périrais mille fois, plutôt que de sauver mes jours à ce prix.
– Et moi, dit Saint-Florent, il n'y a de même rien que je ne préférasse au chagrin de donner mon argent sans qu'on le gagne: malgré le refus que vous avez l'insolence de me faire, je veux bien encore passer un quart d'heure avec vous; allons donc dans ce boudoir, et quelques instants d'obéissance mettront vos fonds dans un meilleur ordre.
– Je n'ai pas plus d'envie de servir vos débauches dans un sens que dans un autre, monsieur, répondis-je fièrement: ce n'est pas la charité que je demande, homme cruel; non, je ne vous procure pas cette jouissance; ce que je réclame n'est que ce qui m'est dû; c'est ce que vous m'avez volé de la plus indigne manière… Garde-le, cruel, garde-le, si bon te semble: vois sans pitié mes larmes; entends si tu peux, sans t'émouvoir, les tristes accents du besoin, mais souviens-toi que si tu commets cette nouvelle infamie, j'aurai, au prix de ce qu'elle me coûte, acheté le droit de te mépriser à jamais.
Saint-Florent furieux m'ordonna de sortir, et je pus lire sur son affreux visage que, sans les confidences qu'il m'avait faites, et dont il redoutait l'éclat, j'eusse peut-être payé par quelques brutalités de sa part la hardiesse de lui avoir parlé trop vrai… Je sortis. On amenait au même instant à ce débauché une de ces malheureuses victimes de sa sordide crapule. Une des femmes, dont il me proposait de partager l'horrible état, conduisait chez lui une pauvre petite fille d'environ neuf ans, dans tous les attributs de l'infortune et de la langueur: elle paraissait avoir à peine la force de se soutenir… Oh, ciel! pensai-je en voyant cela, se peut-il que de tels objets puissent inspirer d'autres sentiments que ceux de la pitié! Malheur à l'être dépravé qui pourra soupçonner des plaisirs sur un sein que le besoin consume; qui voudra cueillir des baisers sur une bouche que la faim dessèche, et qui ne s'ouvre que pour le maudire!
Mes larmes coulèrent: j'aurais voulu ravir cette victime au tigre qui l'attendait, je ne l'osai pas. L'aurais-je pu? Je regagnais promptement mon auberge, aussi humiliée d'une infortune qui m'attirait de telles propositions, que révoltée contre l'opulence qui se hasardait à les faim.
Je partis de Lyon le lendemain pour prendre la route du Dauphiné, toujours remplie du fol espoir qu'un peu de bonheur m'attendait dans cette province. A peine fus-je a deux lieues de Lyon, à pied comme à mon ordinaire, avec un couple de chemises et quelques mouchoirs dans mes poches, que je rencontrai une vieille femme qui m'aborda avec l'air de la douleur et qui me conjura de lui faire l'aumône. Loin de la dureté dont je venais de recevoir d'aussi cruels exemples, ne connaissant de bonheur au monde que celui d'obliger un malheureux, je sors à l'instant ma bourse à dessein d'en tirer un écu et de le donner à cette femme; mais l'indigne créature, bien plus prompte que moi, quoique je l'eusse d'abord jugée vieille et cassée, saute lestement sur ma bourse, la saisit, me renverse d'un vigoureux coup de poing dans l'estomac, et ne reparaît plus à mes yeux qu'à cent pas de là, entourée de quatre coquins qui me menacent si j'ose avancer.
Grand Dieu! m'écriai-je avec amertume, il est donc impossible que mon âme s'ouvre à aucun mouvement vertueux sans que j'en sois à l'instant punie par les châtiments les plus sévères! En ce moment fatal tout mon courage m'abandonna: j'en demande aujourd'hui bien sincèrement pardon au ciel; mais je fus aveuglée par le désespoir. Je me sentis prête à quitter la carrière où s'offraient tant d'épines: deux partis se présentaient, celui de m'aller joindre aux fripons qui venaient de me voler, ou celui de retourner à Lyon pour y accepter la proposition de Saint-Florent. Dieu me fit grâce de ne pas succomber, et quoique l'espoir qu'il alluma à nouveau dans moi fût trompeur, puisque tant d'adversités m'attendaient encore, je le remercie pourtant de m'avoir soutenue: la fatale étoile qui me conduit, quoique innocente, à l'échafaud, ne me vaudra jamais que la mort; d'autres partis m'eussent valu l'infamie, et l'un est bien moins cruel que le reste.