Lélia - Жорж Санд 10 стр.


 Madame, dit Magnus, ne vous souvient-il plus de notre promenade dans la forêt du Grimsel? Si javais osé faire le prêtre avec vous, nauriez-vous pas achevé de me rendre incrédule?

 Voilà donc, leur dit Lélia dun ton amer, à quoi tient votre force! la faiblesse dautrui fait votre puissance; mais, dès quon vous résiste, vous reculez et vous avouez en riant que vous jouez un faux rôle parmi les hommes, charlatans et imposteurs que vous êtes! Hélas! Trenmor, où en sommes-nous? Où en est le siècle? Le savant nie, le prêtre doute. Voyons si le poëte existe encore. Sténio, prends ta harpe et chante-moi les vers de Faust; ou bien ouvre tes livres et redis-moi les souffrances dObermann, les transports de Saint-Preux. Voyons, poëte, si tu comprends encore la douleurs; voyons, jeune homme, si tu crois encore à lamour.

 Hélas! Lélia, sécria Sténio en tordant ses blanches mains, vous êtes femme et vous ny croyez pas! Où en sommes-nous, où en est le siècle?»

XXII

«Dieu du ciel et de la terre, Dieu de force et damour, entends une voix pure qui sexhale dune âme pure et dun sein vierge! Entends la prière dun enfant; rends-nous Lélia!

Pourquoi, mon Dieu, veux-tu nous arracher si tôt la bien-aimée de nos cœurs? Écoute la grande et puissante voix de Trenmor, de lhomme qui a souffert, de lhomme qui a vécu. Entends le vœu dune âme encore ignorante des maux de la vie. Tous deux te demandent de leur conserver leur bien, leur poésie, leur espoir, Lélia! Si tu veux déjà la placer dans ta gloire et lenvelopper de tes éternelles félicités, reprends-la, mon Dieu, elle tappartient; ce que tu lui destines vaut mieux que ce que tu lui ôtes. Mais, en sauvant Lélia, ne nous brise pas, ne nous perds pas, ô mon Dieu! Permets-nous de la suivre et de nous agenouiller sur les marches du trône où elle doit sasseoir

 Cest fort beau, dit Lélia en linterrompant, mais ce sont des vers et rien de plus. Laissez cette harpe dormir en paix, ou mettez-la sur la fenêtre; le vent en jouera mieux que vous. Maintenant, approchez. Va-ten, Trenmor, ton calme mattriste et me décourage. Viens, Sténio, parle-moi de toi et de moi. Dieu est trop loin, je crains quil ne nous entende pas; mais Dieu a mis un peu de lui en toi. Montre-moi ce que ton âme en possède. Il me semble quune aspiration bien ardente de cette âme vers la mienne, il me semble quune prière bien fervente que tu madresserais me donnerait la force de vivre. La force de vivre! Oui! il ne sagit que de le vouloir. Mon mal consiste, Sténio, à ne pouvoir pas trouver en moi cette volonté. Tu souris, Trenmor! Va-ten. Hélas! Sténio, ceci est vrai, jessaie de résister à la mort, mais jessaie faiblement. Je la crains moins que je ne la désire, je voudrais mourir par curiosité. Hélas! jai besoin du ciel, mais je doute et, sil ny a point de ciel au-dessus de ces étoiles, je voudrais le contempler encore de la terre. Peut-être, mon Dieu! est-ce ici-bas seulement quil faut lespérer? Peut-être est-il dans le cœur de lhomme?.. Dis, toi qui es jeune et plein de vie, lamour est-ce le ciel? Vois comme ma tête saffaiblit, et pardonne cet instant de délire. Je voudrais bien croire à quelque chose, ne fût-ce quà toi, ne fût-ce quune heure avant den finir, sans retour peut-être, avec les hommes et avec Dieu!

 Doute de Dieu, doute des hommes, doute de moi-même, si tu veux, dit Sténio en sagenouillant devant elle, mais ne doute pas de lamour, ne doute pas de ton cœur, Lélia! Si tu dois mourir à présent, sil faut que je te perde, ô mon tourment, ô mon bien, ô mon espoir! fais au moins que je croie en toi, une heure, un instant. Hélas! mourras-tu sans que je taie vue vivre? Mourrai-je avec toi sans avoir embrassé en toi autre chose quun rêve? Mon Dieu! ny a-t-il damour que dans le cœur qui désire, que dans limagination qui souffre, que dans les songes qui nous bercent durant les nuits solitaires? Est-ce un souffle insaisissable? Est-ce un météore qui brille et qui meurt? Est-ce un mot? Quest-ce que cest, mon Dieu! O ciel! ô femme! ne me lapprendrez-vous pas?

 Cet enfant demande à la mort le secret de la vie, dit Lélia; il sagenouille sur un cercueil pour obtenir lamour! Pauvre enfant! Mon Dieu, ayez pitié de lui, et rendez-moi la vie afin de conserver la sienne! Si vous me la rendez, je fais vœu de vivre pour lui. Il dit que je vous ai blasphémé en blasphémant lamour: eh bien! je courberai mon front superbe, je croirai, jaimerai!.. Faites seulement que je vive de la vie du corps, et jessaierai de vivre de celle de lâme.

 Entendez-vous, mon Dieu? sécria Sténio avec délire; entendez-vous ce quelle dit, ce quelle promet? Sauvez-la, sauvez-moi! donnez-moi Lélia, rendez-lui la vie!..»

Lélia tomba raide et froide sur le parquet. Cétait une dernière, une horrible crise. Sténio la pressa contre son cœur en criant de désespoir. Son cœur était brûlant, ses larmes chaudes tombèrent sur le front de Lélia. Ses baisers vivifiants ramenèrent le sang à ses mains livides, sa prière peut-être attendrit le ciel: Lélia ouvrit faiblement les yeux, et dit à Trenmor qui laidait à se relever:

«Sténio a relevé mon âme; si vous voulez la briser encore avec votre raison, tuez-moi tout de suite.

 Et pourquoi vous ôterais-je le seul jour qui vous reste? dit Trenmor; la dernière plume de votre aile nest pas encore tombée.»

DEUXIÈME PARTIE

XXIII

MAGNUS

Sténio descendait un matin les versants boisés du Monte Rosa. Après avoir erré au hasard dans un sentier couvert dépaisses végétations, il arriva devant une clairière ouverte par la chute des avalanches. Cétait un lieu sauvage et grandiose. La verdure sombre et vigoureuse couronnait les ruines de la montagne crevassée. De longues clématites enlaçaient de leurs bras parfumés les vieilles roches noires et poudreuses qui gisaient éparses dans le ravin. De chaque côté sélevaient en murailles gigantesques les flancs entrouverts de la montagne, bordés de sombres sapins et tapissés de vignes vierges. Au plus profond de la gorge, le torrent roulait ses eaux claires et bruyantes sur un lit de cailloux richement colorés. Si vous navez pas vu courir un torrent épuré par ses mille cataractes, sur les entrailles nues de la montagne, vous ne savez pas ce que cest que la beauté de leau et ses pures harmonies.

Sténio aimait à passer les nuits, enveloppé de son manteau, au bord des cascades, sous labri religieux des grands cyprès sauvages, dont les muets et immobiles rameaux étouffent lhaleine des brises. Sur leur cime épaisse sarrêtent les voix errantes de lair, tandis que les notes profondes et mystérieuses de leau qui sécoule sortent du sein de la terre, et sexhalent comme des chœurs religieux du fond des caves funèbres. Couché sur lherbe fraîche et luisante qui croit aux marges des courants, le poëte oubliait, à contempler la lune et à écouter leau, les heures quil aurait pu passer avec Lélia; car, à cet âge, tout est bonheur dans lamour, même labsence. Le cœur de celui qui aime est si riche de poésie, quil lui faut du recueillement et de la solitude pour savourer tout ce quil croit voir dans lobjet de sa passion, tout ce qui nest réellement quen lui-même.

Sténio passa bien des nuits dans lextase. Les touffes empourprées de la bruyère cachèrent sa tête agitée de rêves brûlants. La rosée du matin sema ses fins cheveux de larmes embaumées. Les grands pins de la forêt secouèrent sur lui les parfums quils exhalent au lever du jour, et le martin-pêcheur, le bel oiseau solitaire des torrents, vint jeter son cri mélancolique au milieu des pierres noirâtres et de la blanche écume du torrent que le poëte aimait. Ce fut une belle vie damour et de jeunesse, une vie qui résuma le bonheur de cent vies, et qui pourtant passa rapide comme leau bouillonnante et loiseau fugitif des cataractes.

Il y a dans la chute et dans la course de leau mille voix diverses et mélodieuses, mille couleurs sombres ou brillantes. Tantôt, furtive et discrète, elle passe avec un nerveux frémissement contre des pans de marbre qui la couvrent de leur reflet dun noir bleuâtre; tantôt, blanche comme le lait, elle mousse et bondit sur les rochers avec une voix qui semble entrecoupée par la colère; tantôt verte comme lherbe quelle couche à peine sur son passage, tantôt bleue comme le ciel paisible quelle réfléchit, elle siffle dans les roseaux comme une vipère amoureuse, ou bien elle dort au soleil, et séveille avec de faibles soupirs au moindre souffle de lair qui la caresse. Dautres fois elle mugit comme une génisse perdue dans les ravins, et tombe, monotone et solennelle, au fond dun gouffre qui létreint, la cache et létouffe. Alors elle jette aux rayons du soleil de légères gouttes jaillissantes qui se colorent de toutes les nuances du prisme. Quand cette irisation capricieuse danse sur la gueule béante des abîmes, il nest point de sylphide assez transparente, point de psylle assez moelleux pour limagination qui la contemple. La rêverie ne peut rien évoquer, parce que, dans les créations de la pensée, rien nest aussi beau que la nature brute et sauvage. Il faut devant elle regarder et sentir: le plus grand poëte est alors celui qui invente le moins.

Mais Sténio avait au fond du cœur la source de toute poésie, lamour; et, grâce à lamour, il couronnait les plus belles scènes de la nature avec une grande pensée, avec une grande image, celle de Lélia. Quelle était belle, reflétée dans les eaux de la montagne et dans lâme du poëte! Comme elle lui apparaissait grave et sublime dans léclat argenté de la lune! Comme sa voix sélevait, pleine et inspirée, dans la plainte du vent, dans les accords aériens de la cascade, dans la respiration magnétique des plantes qui se cherchent, sappellent et sembrassent à lombre de la nuit, à lheure des mystères sacrés et des divines révélations! Alors Lélia était partout, dans lair, dans le ciel, dans les eaux, dans les fleurs, dans le sein de Dieu. Dans le reflet des étoiles, Sténio voyait son regard mobile et pénétrant; dans le souffle des brises, il saisissait ses paroles incertaines; dans le murmure de londe, ses chants sacrés, ses larmes prophétiques; dans le bleu pur du firmament, il croyait voir planer sa pensée, tantôt comme un spectre ailé, pâle, incertain et triste, tantôt comme un ange éclatant de lumière, tantôt comme un démon haineux et moqueur: car Lélia avait toujours quelque chose deffrayant au fond de ses rêveries, et la peur pressait de son âpre aiguillon les désirs passionnés du jeune homme.

Dans le délire de ses nuits errantes, dans le silence des vallées désertes, il lappelait à grands cris; et quand sa voix éveillait les échos endormis, il lui semblait entendre la voix lointaine de Lélia qui lui répondait tristement du sein des nuées. Quand le bruit de ses pas effrayait quelque biche tapie sous les genêts, et quil lentendait raser en fuyant les feuilles sèches éparses dans le sentier, il simaginait entendre les pas légers de Lélia et le frôlement de sa robe effeuillant les fleurs du buisson. Et puis, si quelque bel oiseau de ces contrées, le lagopède au sein argenté, le grimpereau couleur de rose et gris de perle, ou le francolin dun noir sombre et sans reflets, venait se poser près de lui et le regarder dun air calme et fier, prêt à déployer ses ailes vers le ciel, Sténio pensait que cétait peut-être Lélia qui senvolait sous cette forme vers de plus libres régions.

«Peut-être, se disait-il en redescendant vers la vallée avec la crédule terreur dun enfant, peut-être ne retrouverai-je plus Lélia parmi les hommes.»

Et il se reprochait avec effroi davoir pu la quitter pendant plusieurs heures, quoiquil leût entrainée partout avec lui dans ses courses, quoiquil eût rempli delle les monts et les nuages, quoiquil eût peuplé de son souvenir et embelli de ses apparitions les cimes les plus inaccessibles au pied de lhomme, les espaces les plus insaisissables à son espérance.

Ce jour-là il sarrêta à lentrée de la clairière profonde, et sapprêta à retourner sur ses pas; car il vit devant lui un homme, et le plus beau site perd son charme quand celui qui vient y rêver ne sy trouve plus seul.

Mais lhomme était beau et sévère comme le site. Son regard brillait comme le soleil levant, et les premiers feux du jour, qui coloraient le glacier, embrasaient aussi dun reflet splendide le visage imposant du prêtre. Cétait Magnus. Il semblait livré à de vives impressions. La douleur et la joie se peignaient tour à tour en lui. Cet homme semblait rajeuni par lenthousiasme.

Dès quil aperçut Sténio, il accourut vers lui.

«Eh bien! jeune homme, lui dit-il dun air triomphant, te voilà seul, te voilà triste, te voilà cherchant Dieu! La femme nest plus!

 La femme! dit Sténio. Il nen est pour moi quune seule au monde. Mais de laquelle parlez-vous?

 De la seule femme qui ait existé pour vous et pour moi dans le monde, de Lélia! Dites, jeune homme, est-elle bien morte? A-t-elle renié Dieu en rendant son âme au démon? Avez-vous vu la noire phalange des esprits, de ténèbres assiéger son chevet et tourmenter son agonie? Avez-vous vu sortir son âme maudite, sombre et livide, avec des ailes de feu et des ongles ensanglantés? Ah! maintenant, respirons! Dieu a purgé la terre, il a replongé Satan dans son chaos. Nous pouvons prier, nous pouvons espérer. Voyez comme le soleil se lève joyeux, comme les roses de la vallée souvrent fraîches et vermeilles! Voyez comme les oiseaux secouent leurs ailes humides et reprennent leur essor avec souplesse! Tout renaît, tout espère, tout va vivre: Lélia est morte!

 Malheureux! sécria Sténio en prenant le prêtre à la gorge, quels mots diaboliques avez-vous sur les lèvres? Quelle pensée de délire et de mort vous agite? Doù venez-vous? où avez-vous passé la nuit? Doù savez-vous ce que vous osez dire? Depuis quand avez-vous quitté Lélia?

 Jai quitté Lélia par une matinée grise et froide. Le jour allait paraître. Le coq chantait dune voix aigre; sa voix sélevait dans le silence et frappait les toits habités des hommes comme une malédiction prophétique. La bise pleurait sous les porches déserts de la cathédrale. Je passai le long des arceaux extérieurs pour me rendre au logis de la femme qui se mourait. Les colonnettes dentelées cachaient leurs flèches dans le brouillard, et la grande statue de larchange, qui sélève du côté du levant, baignait son pâle front dans la vapeur matinale. Alors je vis distinctement larchange agiter ses grandes ailes de pierre comme un aigle prêt à prendre sa volée, mais ses pieds restaient enchaînés au ciment de la corniche, et jentendis sa voix qui disait: Lélia nest pas morte encore! Alors passa une chouette qui rasa mon front de son aile humide, et qui répéta dun ton amer: Lélia nest pas morte! Et la vierge de marbre blanc, qui est enchâssée dans la niche de lest, poussa un profond soupir et dit: Encore! avec une voix si faible, que je crus faire un songe, et que je marrêtai à plusieurs reprises le long du chemin pour massurer que je nétais pas sous la puissance des rêves.

 Prêtre, dit Sténio, votre raison est troublée. De quelle matinée parlez-vous? Savez-vous depuis combien de temps les choses que vous dites se sont passées?

 Depuis ce temps, dit Magnus, jai vu le soleil se lever plusieurs fois dans sa gloire, et darder ses beaux rayons sur cette glace étincelante. Je ne saurais vous dire combien de fois. Depuis que Lélia nest plus, je ne compte plus les jours, je ne compte plus les nuits, je laisse ma vie sécouler pure et nonchalante comme le ruisseau de la colline. Mon âme est sauvée

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