Et pourtant votre haleine a embrasé mon cerveau. A peine vos lèvres ont effleuré lextrémité de mes cheveux, et jai cru sentir une étincelle électrique, une commotion si terrible, quun cri de douleur sest échappé de ma poitrine. Oh! vous nêtes pas une femme, Lélia, je le vois bien! Javais rêvé le ciel dans un de vos baisers, et vous mavez fait connaître lenfer.
Pourtant votre sourire était si doux, vos paroles si suaves, que je me laissai ensuite consoler par vous. Cette terrible émotion sémoussa un peu, je vins à bout de toucher votre main sans frissonner. Vous me montriez le ciel, et jy montais avec vos ailes.
Jétais heureux cette nuit en me rappelant votre dernier regard, vos derniers mots; je ne me flattais pas, Lélia, je vous le jure, je savais bien que je nétais pas aimé de vous, mais je mendormais dans ce mol engourdissement où vous maviez jeté. Voici déjà que vous me réveillez pour me crier de votre voix lugubre: Souviens-toi, Sténio, que je ne puis pas taimer! Eh! je le sais, Madame, je le sais trop bien!
XX
Lélia, adieu, je vais me tuer. Vous mavez fait heureux aujourdhui, demain vous marracheriez bien vite le bonheur que par mégarde ou par caprice vous mavez donné ce soir. Il ne faut pas que je vive jusquà demain, il faut que je mendorme dans ma joie et que je ne méveille pas.
Le poison est préparé; maintenant je puis vous parler librement, vous ne me verrez plus, vous ne pourrez plus me désespérer. Peut-être regretterez-vous la victime que vous pouviez faire souffrir, le jouet que vous vous amusiez à tourmenter sous votre souffle capricieux. Vous maimiez plus que Trenmor, disiez-vous, quoique vous mestimassiez moins. Il est vrai que vous ne pouvez pas torturer Trenmor à votre gré; contre lui votre puissance échoue, vos ongles nont pas de prise sur ce cœur de diamant. Moi, jétais une cire molle qui recevait toutes les empreintes; je conçois, artiste, que vous vous plaisiez mieux avec moi. Vous me tourmentiez à votre guise et vous me donniez toutes les formes de vos inspirations. Triste, vous imprimiez à votre œuvre le sentiment dont vous étiez dominée; calme, vous lui donniez lair calme des anges; irritée, vous lui communiquiez laffreux sourire que le démon a mis sur vos lèvres. Ainsi le statuaire fait un dieu avec un peu de fange, et un reptile avec la même fange qui fut un dieu.
Lélia, pardonne à ces instants de haine que tu minspires: cest que je taime avec passion, avec délire, avec désespoir. Je puis bien te le dire sans toffenser, sans te désobéir, puisque cest la dernière fois que je te parle: tu mas fait bien du mal! Et pourtant il tétait bien facile de faire de moi un homme heureux, un poëte aux idées riantes, aux vives inspirations; avec un mot par jour, avec un sourire chaque soir, tu maurais fait grand, tu maurais conservé jeune. Au lieu de cela, tu nas cherché quà me flétrir et à me décourager. Tout en disant que tu voulais garder en moi le feu sacré, tu las éteint jusquà la dernière étincelle; tu le rallumais méchamment afin den surprendre léruption et den étouffer la flamme. Maintenant, je renonce à lamour, je renonce à la vie: es-tu contente? Adieu!
Minuit approche. Je vais où tu ne viendras pas, Lélia! car il est impossible que nous ayons le même avenir. Nous nadorons pas la même puissance, nous nhabiterons pas les mêmes cieux
XXI
Minuit sonna: Trenmor entra chez Sténio, il le trouva pensif, assis auprès du feu. Le temps était froid et sombre; la bise sifflait dune voix aiguë sous les lambris vides et sonores. Il y avait sur une table, devant Sténio, une coupe remplie jusquaux bords, que Trenmor renversa en leffleurant de son manteau.
«Il faut que vous veniez avec moi auprès de Lélia, lui dit-il dun air grave mais paisible; Lélia veut vous voir. Je pense que son heure est venue et quelle va mourir.»
Sténio se leva brusquement, et retomba sur sa chaise pâle et sans force; puis il se leva de nouveau, prit convulsivement le bras de Trenmor, et courut chez Lélia.
Elle était couchée sur un sofa; ses joues avaient un reflet bleu, ses yeux semblaient sêtre retirés sous larc profond de ses sourcils. Un grand pli traversait son front, ordinairement si poli et si blanc; mais sa voix était pleine et assurée, et le sourire du dédain errait, comme de coutume, sur ses lèvres mobiles.
Il y avait auprès delle le joli docteur Kreyssneifetter, un charmant homme tout jeune, blond, vermeil, au sourire nonchalant, à la main blanche, au parler doucereux et protecteur. Le joli docteur Kreyssneifetter tenait familièrement une main de Lélia dans les siennes, et, de temps eu temps, il interrogeait le mouvement de lartère; puis il passait son autre main dans les belles boucles de sa chevelure, artistement relevée en pointe sur le sommet de son noble crâne.
«Ce nest rien, disait-il avec un aimable sourire, rien du tout. Cest le choléra, le choléra-morbus, la chose la plus commune du monde dans ce temps-ci, et la maladie la mieux connue. Rassurez-vous, mon bel ange! vous avez le choléra, une maladie qui tue en deux heures ceux qui ont la faiblesse de sen effrayer, mais qui nest point dangereuse pour les esprits fermes comme les nôtres. Ne vous effrayez donc pas, aimable étrangère! Nous sommes ici deux qui ne craignons pas le choléra, vous et moi défions le choléra! Faisons peur à ce vilain spectre, à ce hideux monstre qui fait dresser les cheveux au genre humain. Raillons le choléra! cest la seule manière de le traiter.
Mais, dit Trenmor, si lon essayait le punch du docteur Magendie?
Pourquoi pas le punch du docteur Magendie, dit le joli docteur Kreyssneifetter, si le malade na point de répugnance pour le punch?
Jai ouï dire, reprit Lélia avec un sang-froid caustique, quil était fort contraire. Essayons plutôt les adoucissants.
Essayons les adoucissants, si vous croyez à la vertu des adoucissants, dit le joli docteur Kreyssneifetter.
Mais que conseilleriez-vous selon votre conscience? dit Sténio.»
A ce mot de conscience, le docteur Kreyssneifetter jeta un regard de compassion moqueuse au jeune poëte; puis il se remit parfaitement, et dit dun air grave:
«Ma conscience mordonne de ne rien ordonner du tout, et de ne me mêler en rien de cette maladie.
Cest fort bien, docteur, dit Lélia. Alors, comme il se fait tard, bonsoir! Ninterrompez pas plus longtemps votre précieux sommeil.
Oh! ne faites pas attention, reprit-il; je suis bien ici, je me plais à suivre les progrès du mal. Jétudie, jaime mon métier de passion, et je sacrifie volontiers mes plaisirs et mon repos; je sacrifierais ma vie, sil le fallait, pour le bien de lhumanité.
Quel est donc votre métier, docteur Kreyssneifetter? demanda Trenmor.
Je console et jencourage, répondit le docteur: cest ma vocation. Létude ma révélé toute limportance des maladies dont lhomme est assiégé. Je la constate, je lobserve, jassiste au dénouement, et je profite de mes observations.
Pour ordonnancer les précautions du système hygiénique applicable à votre aimable personne? dit Lélia.
Je crois peu à linfluence dun système quelconque, dit le docteur; nous naissons tous avec le principe dune mort plus ou moins prochaine. Nos efforts pour retarder le terme ne font souvent que le hâter. Le mieux est de ny pas penser, et de lattendre en oubliant quil doit venir.
Vous êtes très-philosophe,» dit Lélia en prenant du tabac dans la boîte dor du docteur.
Vous êtes très-philosophe,» dit Lélia en prenant du tabac dans la boîte dor du docteur.
Mais elle eut une convulsion et tomba mourante dans les bras de Sténio.
«Allons, ma belle enfant, dit le docteur imberbe, un peu de courage! Si vous vous affectez de votre état le moins du monde, vous êtes perdue. Mais vous ne courez pas plus de risque que moi si vous gardez le même sang froid.»
Lélia se releva sur un coude, et, le regardant avec ses yeux éteints par la souffrance, elle trouva encore la force de sourire avec ironie.
«Pauvre docteur, lui dit-elle, je voudrais te voir à ma place!
Merci, pensa le docteur.
Vous disiez donc que vous ne croyez pas à linfluence des remèdes: vous ne croyez donc pas à la médecine? dit-elle.
Pardon; létude de lanatomie et la connaissance du corps humain avec ses altérations et ses infirmités, cest là une science positive.
Oui, dit Lélia, que vous cultivez comme un art dagrément. Mes amis, dit-elle en tournant le dos au docteur, allez me chercher un prêtre, je vois que le médecin mabandonne.»
Trenmor courut chercher le prêtre. Sténio voulut jeter le médecin par-dessus le balcon.
«Laisse-le tranquille, lui dit Lélia; il mamuse. Donne-lui un livre et mène-le dans mon cabinet devant une glace, afin quil soccupe. Quand je sentirai le courage mabandonner, je le ferai appeler afin quil me donne des conseils de stoïcisme et que je meure en riant de lhomme et de sa science.»
Le prêtre arriva. Cétait le grand et beau prêtre irlandais de la chapelle de Sainte-Laure. Il sapprocha, austère et lent. Son visage inspirait un respect religieux; son regard calme et profond, qui semblait réfléchir le ciel, eût suffi pour donner la foi. Lélia, brisée par la souffrance, avait caché son visage sous son bras contracté, enlacé de ses cheveux noirs.
«Ma sœur!» dit le prêtre dune voix pleine et fervente.
Lélia laissa retomber son bras, et retourna lentement son visage vers lhomme de Dieu.
«Encore cette femme!» sécria-t-il en reculant avec terreur.
Alors sa physionomie fut bouleversée, ses yeux restèrent fixes et pleins dépouvante, son teint devint livide, et Sténio se souvint du jour où il lavait vu pâlir et trembler en rencontrant le regard sceptique de Lélia au dessus de la foule prosternée.
«Cest toi, Magnus! lui dit-elle. Me reconnais-tu?
Si je te connais, femme! sécria le prêtre avec égarement; si je te connais! Mensonge, désespoir, perdition!»
Lélia ne lui répondit que par un éclat de rire.
«Voyons, dit-elle en lattirant vers elle de sa main froide et bleuâtre, approche, prêtre, et parle-moi de Dieu. Tu sais pourquoi lon ta fait venir ici: cest une âme qui va quitter la terre, et quil faut envoyer au ciel. Nen as-tu pas la puissance?»
Le prêtre garda le silence et resta terrifié.
«Allons, Magnus, dit-elle avec une triste ironie et tournant vers lui son visage pâle déjà couvert des ombres de la mort, remplis la mission que lÉglise ta confiée, sauve-moi, ne perds pas de temps; je vais mourir!
Lélia, répondit le prêtre, je ne peux pas vous sauver, vous le savez bien; votre puissance est supérieure à la mienne.
Quest-ce que cela signifie? dit Lélia se dressant sur sa couche. Suis-je déjà dans le pays des rêves? Ne suis-je plus de lespèce humaine qui rampe, qui prie et qui meurt? Le spectre effaré que voilà nest-il pas un homme, un prêtre? Votre raison est-elle troublée, Magnus? Vous êtes là vivant et debout, et moi jexpire. Pourtant vos idées se troublent et votre âme faiblit, tandis que la mienne appelle avec calme la force de sexhaler. Allons, homme de peu de foi, invoquez Dieu pour votre sœur mourante, et laissez aux enfants ces peurs superstitieuses qui devraient vous faire pitié. En vérité, qui êtes-vous tous? Voici Trenmor étonné; voici Sténio, le jeune poëte, qui regarde mes pieds et qui croit y apercevoir des griffes, et voilà un prêtre qui refuse de mabsoudre et de mensevelir! Suis-je déjà morte? Est-ce un songe que je fais?
Non, Lélia, dit enfin le prêtre dune voix triste et solennelle, je ne vous prends pas pour un démon; je ne crois pas au démon, vous le savez bien.
Ah! ah! dit-elle en se tournant vers Sténio, entendez le prêtre: il ny a rien de moins poétique que la perfection humaine. Soit, mon père, renions Satan, condamnons-le au néant. Je ne tiens pas à son alliance, quoique lair satanique soit assez de mode, et quil ait inspiré à Sténio de fort beaux vers en mon honneur. Si le diable nexiste pas, me voici fort en paix sur mon avenir: je puis quitter la vie à cette heure, je ne tomberai pas dans lenfer. Mais où irai-je, dites-moi? Où vous plaît-il de menvoyer, mon père? au ciel, dites?
Au ciel! sécria Magnus. Vous au ciel! Est-ce votre bouche qui a prononcé ce mot?
Nest-il point de ciel non plus? dit Lélia.
Femme, dit le prêtre, il nen est point pour toi.
Voilà un prêtre consolant! dit-elle. Puisquil ne peut sauver mon âme, quon amène le médecin, et que, pour or ou pour argent, il se décide à sauver ma vie.
Je ne vois rien à faire, dit le docteur Kreyssneifetter; la maladie suit une marche régulière et bien connue. Avez-vous soif? que lon vous apporte de leau, et puis calmez-vous, attendons. Les remèdes vous tueraient à lheure quil est; laissons agir la nature.
Bonne nature! dit Lélia, je voudrais bien tinvoquer! Mais qui es-tu? où est la miséricorde? où est ton amour? où est ta pitié? Je sais bien que je viens de toi et que jy dois retourner; mais à quel titre tadjurerai-je de me laisser ici encore un jour? Il y a peut-être un coin de terre aride auquel il manque ma poussière pour y faire croître lherbe: il faut donc que jaille accomplir ma destinée. Mais vous, prêtre, appelez sur moi le regard de celui qui est au-dessus de la nature, et qui peut lui commander. Celui-là peut dire à lair pur de raviver mon souffle, au suc des plantes de me ranimer, au soleil qui va paraître de réchauffer mon sang. Voyons, enseignez-moi à prier Dieu!
Dieu! dit le prêtre en laissant tomber avec accablement sa tête sur son sein; Dieu!»
Des larmes brûlantes coulèrent sur ses joues flétries.
«O Dieu! dit-il, ô doux rêve qui mas fui! où es-tu? où te retrouverai-je? Espoir, pourquoi mabandonnes-tu sans retour?.. Laissez-moi, Madame, laissez-moi sortir dici! Ici tous mes doutes reprennent leur funeste empire; ici, en présence de la mort, sévanouit ma dernière espérance, ma dernière illusion! Vous voulez que je vous donne le ciel, que je vous fasse trouver Dieu. Eh! vous allez savoir sil existe, vous êtes plus heureuse que moi qui lignore.
Allez-vous-en, dit Lélia: hommes superbes, quittez mon chevet. Et vous, Trenmor, voyez ceci, voyez ce médecin qui ne croit pas à sa science, voyez ce prêtre qui ne croit pas à Dieu: et pourtant ce médecin est un savant, ce prêtre est un théologien. Celui-ci, dit-on, soulage les moribonds, celui-là console les vivants; et tous deux ont manqué de foi auprès dune femme qui se meurt!
Madame, dit Kreyssneifetter, si javais essayé de faire le médecin avec vous, vous mauriez raillé. Je vous connais, vous nêtes pas une personne ordinaire, vous êtes philosophe.
Madame, dit Magnus, ne vous souvient-il plus de notre promenade dans la forêt du Grimsel? Si javais osé faire le prêtre avec vous, nauriez-vous pas achevé de me rendre incrédule?
Voilà donc, leur dit Lélia dun ton amer, à quoi tient votre force! la faiblesse dautrui fait votre puissance; mais, dès quon vous résiste, vous reculez et vous avouez en riant que vous jouez un faux rôle parmi les hommes, charlatans et imposteurs que vous êtes! Hélas! Trenmor, où en sommes-nous? Où en est le siècle? Le savant nie, le prêtre doute. Voyons si le poëte existe encore. Sténio, prends ta harpe et chante-moi les vers de Faust; ou bien ouvre tes livres et redis-moi les souffrances dObermann, les transports de Saint-Preux. Voyons, poëte, si tu comprends encore la douleurs; voyons, jeune homme, si tu crois encore à lamour.