Magnus, dit Sténio avec amertume, taisez-vous! vos paroles me font monter le sang au visage. Il ny a que limagination dun prêtre qui soit assez impudique pour flétrir ainsi Lélia.
Non! dit le prêtre, je ne lai pas profanée même en rêve. Dieu me voit et mentend, quil me précipite dans ce gouffre si je mens! Jai courageusement résisté, jai usé mon âme, jai épuisé ma vie à ce combat, et je nai jamais cédé, et lombre de Lélia est toujours sortie vierge de ces nuits terribles. Est-ce ma faute si la tentation fut grande? Pourquoi lesprit de cette femme sattachait-il à tous mes pas? Pourquoi venait-il me chercher partout? Tantôt, assis au tribunal sacré de la confession, jécoutais avec recueillement les tristes aveux dune femme sillonnée de rides et couverte de haillons; et, sil marrivait de jeter les yeux sur elle en lui répondant, savez-vous quelle figure mapparaissait aux barreaux du confessionnal, au lieu de la face jaune et flétrie de la vieille? La figure pâle et le regard méchant et froid de Lélia. Alors ma parole restait paralysée sur mes lèvres; une sueur pénible inondait mon front, un nuage passait sur mes yeux; il me semblait que jallais mourir. Ma langue cherchait vainement une formule dexorcisme, joubliais jusquau nom du Très-Haut; je ne pouvais invoquer aucune puissance céleste, et cette hallucination ne cessait quà la voix rauque et cassée de la vieille qui me demandait labsolution. Moi absoudre, moi délier les âmes, moi dont lâme était enchaînée par un pouvoir infernal! Mais heureusement Lélia nest plus, elle sest damnée; et moi je vis, je serai sauvé! Car, je lavoue, tant quelle a vécu, jétais en proie à dhorribles tentations; des pensées bien plus destructives que tout ce que je vous ai dit fermentaient dans mon cerveau, et sy tenaient victorieuses pendant des jours entiers. Ces pensées, cétait le doute, cétait lathéisme qui pénétrait en moi comme un venin. Il y avait des jours où jétais si las de combattre, où lespoir du salut me luisait si faible et si lointain, que je me rejetais de toute ma force dans la vie présente. Eh bien! me disais-je soyons heureux au moins un jour, soyons homme, puisque nous ne pouvons être ange. Pourquoi une loi de mort pèserait-elle sur moi? Pourquoi consentirais-je à être retranché de la vie des hommes, en échange dune chimère davenir? Ils sont heureux, ils sont libres, les autres! Ils respirent à laise, ils marchent, ils commandent, ils aiment, ils vivent; et moi je suis un cadavre étendu sur un cercueil, la dépouille dun homme attaché à un débris de religion! Ils placent leur espoir en cette vie; ils peuvent le réaliser, car ils peuvent agir. Et dailleurs les choses que nous voyons existent; la femme quon peut étreindre dans ses bras nest pas une ombre. Moi je nai que lespoir dune autre vie, et qui men répondra? Mon Dieu, vous nexistez donc pas, puisque vous me laissez en proie à ces affreuses incertitudes? Il fut un temps, dit-on, où vous faisiez des miracles pour soutenir la foi chancelante des hommes; vous avez envoyé un ange pour toucher dun charbon embrasé la lèvre muette dIsaïe; vous êtes apparu dans le buisson ardent, dans la nuée dor, dans la brise des nuits; et maintenant vous êtes sourd, vous restez indifférent à nos erreurs et a nos fautes. Vous avez abandonné votre peuple, vous ne tendez plus la main à celui qui ségare, vous nadressez plus une parole dencouragement et de force à celui qui souffre et combat pour vous. Oh! vous nêtes que mensonge et vain orgueil de lhomme, vous nêtes rien, vous nêtes pas!..
«Ainsi je blasphémais et je me laissais emporter à la fougue des désirs. Oh! si javais osé my livrer tout à fait!.. si javais osé revendiquer ma part de vie et posséder Lélia seulement par la volonté!.. Mais cela même je ne losais pas. Il y avait toujours au fond de moi une crainte morne et stupide qui glaçait mon sang au plus fort de la fièvre. Satan ne voulait ni me prendre ni me lâcher. Dieu ne daignait ni mappeler ni me repousser. Mais tous mes maux sont finis, car Lélia est morte, et je reviens à la foi; elle est bien morte, nest-ce pas?»
Le prêtre pencha sa tête sur son sein et tomba dans une profonde rêverie. Sténio le quitta sans quil sen aperçût.
XXIV
VALMARINA
Comme Sténio revenait durant la nuit vers les villes, il rencontra, au sortir de la montagne, Edméo qui, croisant ses pas, senfonçait rapidement, et sans le voir, dans les sombres défilés quil venait de quitter.
«Où cours-tu si mystérieux et si pressé? dit Sténio à son jeune ami. Toi que jai toujours connu philosophe, aurais-tu donc abjuré la sublime sagesse pour quelque passion humaine, pour quelque intérêt de la terre? Parle-moi; jai beaucoup souffert depuis que nous nous sommes quittés, jai besoin que quelquun mencourage à vivre ou à mourir. Mon âme est tombée dans une étrange détresse. Mille espérances me convient, mille frayeurs marrêtent; quoi que tu me conseilles en cet instant, je veux le faire. Je regarde cette rencontre comme un coup du sort; je regarderai ta voix comme la voix du destin. Dis-moi où tu vas dans la vie? Dis-moi ce que tu cherches et ce que tu évites, ce que tu crois et ce que tu nies? Dis-moi si tu as fait ton choix entre un modeste bonheur et une noble souffrance?..»
Edméo, pressé de questions, céda au désir de son ami. Il sassit à ses côtés, sur la mousse du rocher, au pied dune croix de pierre à demi brisée, et prit la main de Sténio dans les siennes.
«Avant de le répondre, dit-il, permets que je tinterroge. Avant daccepter le rôle de père que tu mimposes, il faut que tu maccordes celui de confesseur. Conte-moi ta vie depuis un an, dis-moi ton âme tout entière.»
Sténio raconta son amour, ses incertitudes, ses souffrances, ses désirs, son espoir. Il parlait avec feu, son front brûlait sous sa chevelure humide, et sa main tremblait dans celle du jeune homme. Quand il eut fini, Edméo ne lui répondit que par un sourire mélancolique; et, après avoir quelque temps rêvé, il consentit enfin à répondre.
«Tu mas parlé, lui dit-il, dun monde qui mest encore inconnu, et dont je comprends pourtant les mystères. Tout ce que tu mas dit, je lavais pressenti, je lavais rêvé. Plus dune fois mon cœur a palpité, plus dune fois mon front a brûlé au récit de tes transports, à lidée de tes espérances. Mais déjà ces riantes chimères sévanouissent comme la vapeur du crépuscule. Regarde cette étoile blanche qui monte là-bas sur le pic neigeux
Cest Sirius, dit Sténio. Est-ce là lunique objet de ton culte? Tes-tu adonné exclusivement à la science?»
Edméo secoua la tête.
«Quoique jeusse le goût des éludes sérieuses, dit-il, entre la vie de lintelligence et la vie du cœur, telle que tu viens de me la dépeindre, je neusse pas hésité un instant. Jai à peine un an de plus que toi, Sténio, et quoique je naie pas le don de poésie, quoique mon œil soit terne et mes manières réservées auprès des femmes, je nai pu, sans frémir, effleurer le vêtement de la belle Lélia
Lélia! sécria Sténio, je ne vous lai pas nommée! Eh quoi! si jinterrogeais ce rocher, il prendrait une voix pour me répondre: Lélia! Et doù connaissez-vous Lélia et doù savez-vous que je laime, Edméo?
Je lai quittée il y a une heure, répondit Edméo; jétais chargé pour elle dun message important, je lui ai parlé un instant Sa figure, sa voix, ses manières, tout en elle ma semblé étrange, et jétais troublé en la quittant. Quand je vous ai rencontré, je ne vous ai pas vu, parce que jétais préoccupé. Limage de cette grande femme pâle flottait devant moi. Ses paroles sont froides, Sténio, son regard est sombre, son âme semble dairain; mais ses actions sont grandes, et sa tristesse est profonde et solennelle. Quand tu mas décrit lobjet de ta passion, était-il possible que je ne reconnusse pas la femme que je venais de voir, et dont javais lâme toute remplie?
Je lai quittée il y a une heure, répondit Edméo; jétais chargé pour elle dun message important, je lui ai parlé un instant Sa figure, sa voix, ses manières, tout en elle ma semblé étrange, et jétais troublé en la quittant. Quand je vous ai rencontré, je ne vous ai pas vu, parce que jétais préoccupé. Limage de cette grande femme pâle flottait devant moi. Ses paroles sont froides, Sténio, son regard est sombre, son âme semble dairain; mais ses actions sont grandes, et sa tristesse est profonde et solennelle. Quand tu mas décrit lobjet de ta passion, était-il possible que je ne reconnusse pas la femme que je venais de voir, et dont javais lâme toute remplie?
Mais tu laimes, malheureux! sécria Sténio; toi aussi, tu laimes?
Que timporte, dit Edméo en souriant avec amertume, je ne la reverrai sans doute jamais. Rassure-toi, je nai pas le temps daimer. Ma vie est absorbée par dautres soins.
Mais quallais-tu chercher auprès de Lélia? quel message avais-tu pour elle?
Ceci nest point un secret, je puis te le dire; jallais lui demander des secours pour des malheureux: elle ma remis quelque chose qui ressemble à la rançon dun roi, avec la même simplicité quune autre eût mise à me donner une obole
Oh! elle est grande, elle est bonne, nest-ce pas? sécria Sténio.
Elle est riche et libérale, répondit Edméo; jignore si elle est bonne. Elle a lu dun œil sec la lettre que je lui ai remise. Elle ne ma fait aucune question sur celui qui la lui avait écrite. Elle a souri quand je lui ai parlé de certaines espérances religieuses et sociales. Puis elle ma tendu une main glacée, en me disant: Ne parlez pas avec moi si vous voulez conserver la foi
Elle a reçu froidement ce message? dit Sténio avec agitation. Eh bien! je ne sais pourquoi, je suis heureux de cette indifférence Ne pouvez-vous me dire par qui vous étiez envoyé, Edméo?
Avez-vous quelquefois entendu parler de Valmarina? dit le voyageur.
Vous prononcez un nom qui me pénètre jusquau cœur, répondit le poëte. Tout ce quon ma raconté de la vertu, du dévoûment et de la charité de cet homme, mavait semblé fabuleux. Existe-t-il vraiment un homme qui sappelle ainsi, et qui ait fait les actions quon lui attribue?
Cet homme est plus respectable encore et plus bienfaisant quon ne limagine, repartit Edméo. Si vous le connaissiez, ami, vous comprendriez quil est quelque chose de plus puissant et de plus précieux sur la terre que la beauté, lamour, la poésie ou la gloire
La vertu! dit Sténio; oui, on dit que cet homme est la vertu personnifiée; partez-moi de lui, faites-le-moi connaître. Tant de bruits divers circulent sur son compte, sa renommée est une légende si merveilleuse, que les femmes vont jusquà lui attribuer le don des miracles.
Cette renommée quil a tant évitée fait son supplice, répondit Edméo. Sa modestie, son amour pour lobscurité est poussé jusquà la bizarrerie, et, par une bizarrerie non moins remarquable de la destinée, cette réputation, que tant dhommes cherchent en vain et quil fuit si obstinément, sattache obstinément à ses pas.
Est-il vrai, dit Sténio, quaucun de ceux quil a protégés, assistés ou sauvés, nait jamais vu ses traits, et que pendant longtemps il ait réussi à tenir cachée la source des bienfaits quil répandait sur les malheureux?
Tant que sa fortune immense a suffi à ses bienfaits, il a réussi à rester ignoré. Mais il a fallu, pour continuer ce rôle sublime, quil établît des relations avec des âmes sœurs de la sienne, et quil formât une association.
Arrêtez! dit Sténio vivement, vous en faites partie?..
Je ne fais partie daucun corps, répondit Edméo; je me suis fait lami, le disciple et lagent de Valmarina. Je ne savais à quoi employer ma jeunesse. Je sentais en moi de grands instincts dénergie, de grands besoins de cœur. Lamour me semblait une passion égoïste; la science, une occupation desséchante; lambition, un amusement puéril. Jai rencontré la vertu sur mon chemin; je me suis laissé emmener par elle. Je lui ai fait quelques sacrifices. Peut-être en aurai-je de plus grands à lui faire. Je sens quelle peut men récompenser, et que je ne les regretterai jamais.
Ton langage simple, ta pieuse conviction me saisissent, dit Sténio. Jai envie de renoncer à lamour, jai envie de tout quitter pour te suivre. Où vas-tu maintenant?
Je retourne vers celui qui ma envoyé.
Conduis-moi vers lui. Je veux quil me guérisse de ma folle passion; je veux quil marrache ma souffrance et me donne un bonheur pur dont je jouirai sans trembler sans cesse pour le lendemain Partons ensemble!..
Je ne puis temmener, dit Edméo. Songe au mystère dont Valmarina aime à senvelopper. Il nest permis à aucun de ses amis de lui présenter un nouveau disciple à limproviste. Je lui parlerai de toi, et sil te juge propre à marcher dans cette rude carrière
Qua-t-elle donc de si rude? reprit lenthousiaste Sténio. Depuis que jexiste, je rêve les grandeurs du renoncement aux faux biens de ce monde, et la conquête des biens immatériels. Quand, pour mon malheur, jai rencontré Lélia, javais limagination toute pleine de Valmarina. Je voulais aller le joindre. Ce funeste amour ma détourné de la voie; mais je comprends, à cette heure, que la Providence tenvoie vers moi pour me sauver
Que Dieu tentende! Puisses-tu dire la vérité, Sténio! mais permets-moi de douter encore de ta résolution. Un regard de Lélia la fera envoler comme cette neige fraîchement tombée que la brise balaie autour de nous
Tu ne veux pas de moi? dit Sténio avec véhémence. Je comprends! Fier de ta facile sagesse, vierge de toute affection humaine, tu te plais à douter de moi pour me rabaisser. Emmène-moi pendant que lenthousiasme me possède, ou je croirai, Edméo, que toute ta vertu cest de lorgueil.»
Edméo resta muet à cette accusation. Il combattit le désir dy répondre; puis, se levant, il se prépara à quitter Sténio. Celui-ci le retint encore
«Eh bien! dit le jeune exalté, ton silence stoïque méclaire, Edméo, et maintenant je suis sûr de ce que je ne faisais que pressentir. On me la dit, et tu veux en vain me donner le change, Valmarina est quelque chose de plus quun homme bienfaisant et un consolateur ingénieux. Lœuvre sainte que vous accomplissez ne se borne pas à des actes particuliers de dévoûment. Et toi-même, Edméo, tu ne tes pas voué au simple rôle daumônier dun riche philanthrope. Une mission plus vaste test confiée. Les richesses de Lélia serviront peut-être à racheter des captifs et à secourir des indigents, mais ce ne seront pas des captifs insignifiants et des indigents vulgaires. Valmarina versera peut-être son sang avec son or; et pour toi, tu aspires à quelque chose de plus que des bénédictions de mendiant; tu as rêvé le laurier du martyre. Cest pour de telles choses, et non pour dautres, que tu marches seul et rapide dans la nuit froide et silencieuse
«Ne me réponds pas, Edméo, ajouta Sténio en voyant que son ami cherchait à éluder ses questions. Tu es encore trop trop jeune pour parler, sans trouble, de tes secrets. Tu sais te taire; tu ne saurais pas feindre. Laisse à mon cœur la joie de te deviner et la délicatesse de ne pas tinterroger davantage. Je sais ce que je voulais.
Et si ce que tu supposes était la vérité, dit Edméo, viendrais-tu avec moi?