Alors la fée apprit à l'enfant que sa mère était morte, sans songer qu'elle lui faisait une grande peine et sans comprendre qu'un être soumis à la mort pût ne pas se soumettre à celle des autres comme à une chose toute naturelle. L'enfant pleura beaucoup, et dans son dépit il dit à la fée que puisqu'elle ne lui rapportait qu'une mauvaise nouvelle, elle eût bien pu se dispenser de lui ramener son précepteur. La fée haussa les épaules et le quitta fâchée. Maître Bonus ne se fâcha pas. Il s'assit auprès de l'enfant et pleura de le voir pleurer.
LVIICe que voyant, l'enfant, qui était très-bon, l'embrassa et lui dit qu'il voulait bien le garder près de lui et le loger dans sa maison, à la condition qu'il ne lui parlerait plus jamais d'étudier. «Au fait, dit maître Bonus, puisque nous voilà ici pour toujours, je ne sais trop à quoi nous servirait l'étude. Occupons-nous de vivre. J'avoue que je tiens à cela, et si vous m'en croyez, nous mangerons un peu; il y a si longtemps que je jeûne!» En ce moment, le chien revenait de la chasse avec un beau lièvre entre les dents.
LVIIILe chien fit amitié au pédagogue et lui céda volontiers sa proie, que maître Bonus se mit en devoir de faire cuire; mais les fées, qui le surveillaient, lui envoyèrent une hallucination épouvantable: aussitôt qu'il commença d'écorcher le lièvre, le lièvre grandit et prit sa figure, de manière qu'il s'imagina s'écorcher lui-même. Saisi d'horreur, il mit l'animal sur les charbons, espérant se délivrer de son rêve en respirant l'odeur de la viande grillée; mais ce fut lui qu'il fit griller dans des contorsions hideuses, et même il crut sentir dans sa propre chair qu'il brûlait en effet.
LIXIl se rappela qu'il était condamné par les hommes à être rôti tout vivant, et, sentant qu'il ne fallait pas mécontenter les fées, il rendit la viande au chien et y renonça pour toujours. Alors il s'en alla dehors pour recueillir des racines, des fruits et des graines, et il en fit une si grande provision pour l'hiver que la maison en était pleine et qu'il y restait à peine de la place pour dormir. Et ensuite, craignant d'être volé par les fées, et s'imaginant savoir assez de magie pour leur inspirer le respect, il fit avec de la terre des figures symboliques qu'il planta sur le toit.
LXMais sa science était fausse et ses symboles si barbares que les fées n'y firent d'autre attention que de les trouver fort laids et d'en rire. Les voyant de bonne humeur, il s'enhardit à demander où il pourrait se procurer des outils de travail, sans lesquels il lui était impossible, disait-il, de rien faire de bien. Elles le menèrent alors dans une grotte où elles avaient entassé une foule d'objets volés par elles dans leurs excursions, et abandonnés là après que leur curiosité s'en était rassasiée.
LXIMaître Bonus fut étonné d'y trouver des ustensiles de toute espèce et des objets de luxe mêlés à des débris sans aucune valeur. Ce qu'il y chercha d'abord, ce fut une casserole, des plats et des pincettes. Il les déterra du milieu des bijoux et des riches étoffes. Il aperçut des sacs de farine, des confitures sèches, une aiguière et un bassin. Il regarda à peine les livres et les écritoires. «Songeons au corps avant tout, se dit-il; l'esprit réclamera plus tard sa nourriture, si bon lui semble.»
LXIIIl fit avec Hermann plusieurs voyages à la grotte que les fées regardaient comme leur musée et qu'il appelait, lui, tout simplement le magasin. Ils y trouvèrent tout ce qu'il fallait pour faire du beurre, des fromages et de la pâtisserie. Hermann y découvrit force friandises qu'il emporta, et maître Bonus, après de nombreux essais, parvint à faire de si bons gâteaux qu'un évêque s'en fût léché les doigts. Et, dans la douce occupation de bien dormir et de bien manger, le pédagogue oublia ses jours de misère et ne chicana pas le jeune prince pour lui apprendre à lire.
LXIIILa reine des fées vint voir l'établissement, et comme plusieurs de ses compagnes étaient mécontentes de voir deux hommes, au lieu d'un, s'établir sur leurs domaines, elle leur dit: «Je ne sais de quoi vous vous tourmentez. Cet homme est vieux, et ne vivra que le temps nécessaire à l'enfance d'Hermann. C'est du reste un animal curieux, et le soin qu'il prend de son corps me paraît digne d'étude. Voyez donc tout ce que cet homme invente pour se conserver! Mais il manque de propreté, et je veux qu'il soit convenablement vêtu.»
LXIVElle appela maître Bonus, et lui dit: «Ta robe usée et les habits déchirés de cet enfant choquent mes regards. Occupe-toi un peu moins de pétrir des gâteaux et d'inventer des crèmes. Si tu ne sais coudre ni filer, cherche dans la grotte quelque vêtement neuf, et que je ne vous retrouve pas sous ces haillons. Oui-da, Madame, répondit le pédagogue, cachant sa peur sous un air de galanterie; il sera fait selon votre vouloir, et si ma figure peut vous devenir agréable, je n'épargnerai rien pour cela.»
LXVMais il ne trouva point d'habits pour son sexe dans le magasin des fées, et, ne sachant que faire, il pria la vieille Milith, qui était une fée un peu idiote, ayant bu la coupe au moment où elle tombait en enfance, de l'aider à se vêtir. Milith aimait à être consultée, et comme personne ne lui faisait cet honneur, elle prit en amitié le pédagogue, et lui donna une de ses robes neuves qui était en bonne laine bise, de même que le chaperon bordé de rouge, et, ainsi habillé en femme, maître Bonus semblait être une grande fée bien laide.
LXVIAlors la petite Régis, qui passait, le trouva si drôle qu'elle en rit une heure; mais, tout en riant, elle lui persuada de lui amener l'enfant, qu'elle voulait aussi habiller avec une de ses robes, et quand elle l'eut entre les mains, elle le lava, le parfuma, arrangea ses cheveux, le couronna de fleurs, lui mit un collier de perles, une ceinture d'or où elle fixa les mille plis de sa jupe rose, et le trouva si beau ainsi, qu'elle voulut le faire chanter et danser, pour admirer son ouvrage.
LXVIIHermann aussi se trouvait beau, et il se plaisait dans cette robe parfumée; mais il ne savait pas obéir, et il refusa de danser, ce qui mit la petite Régis en colère. Elle lui arracha son collier, lui déchira sa robe, et, comme une fée très-fantasque qu'elle était, elle lui ébouriffa les cheveux, lui barbouilla la figure avec le jus d'une graine noire, et le laissa tout honteux, presque nu, et furieux de ne pouvoir rendre à cette folle les injures dont elle l'accablait.
LXVIIICependant maître Bonus, voyant la petite Régis en colère, s'était sauvé. Hermann, en le rejoignant, lui reprocha d'avoir fui devant une fée si menue, et de n'avoir pas plus de cœur qu'une poule. «Je serais courageux et fort que je n'aurais pu vous défendre, répondit le pédagogue. Vous voyez bien que vous n'avez pu vous défendre vous-même. Les fées, même celles qui ne sont pas plus grosses que des mouches, sont des êtres bien redoutables, et le mieux est de souffrir leurs caprices sans se révolter.
XLIX»Quant à moi, qui dois être rôti à petit feu si je sors d'ici, je suis bien décidé à me prêter à toutes les fantaisies de ces dames, et si l'on m'eût ordonné de danser, j'aurais obéi et fait la cabriole par-dessus le marché.» L'enfant sentit que son pédagogue avait raison, mais il ne l'en méprisa que plus, car la raison ne conseille pas toujours les plus belles choses. Il courut trouver Zilla pour lui raconter sa mésaventure et lui montrer de quelle manière on l'avait houspillé. Zilla en rougit d'indignation et le mena devant la reine pour porter plainte contre Régis.
«Tu as mérité ce qui t'arrive, dit la reine à Hermann; tu soutiens si mal devant nous la dignité que ta race s'attribue, que personne ici n'y peut croire. Tu vis moins noblement qu'un animal sauvage, car celui-ci se contente de ce qu'il trouve, et vous autres, ton précepteur et toi, vous ne songez qu'à aiguiser votre appétit pour augmenter votre faim naturelle. Vous ne pensez pas plus à la nourriture de votre esprit que si vous n'étiez que bouche et ventre: vraiment vous êtes méprisables et ne m'intéressez point.»
LXXIL'enfant fut mortifié, et Zilla comprit que la leçon de la reine s'adressait à elle plus qu'à l'enfant. Elle dit à Hermann que s'il voulait s'instruire, elle y mettrait tous ses soins, et, l'emmenant avec elle, elle lui choisit une tunique de blanche laine dont elle l'habilla d'une façon plus mâle que n'avait fait Régis, et puis elle lui donna un vêtement de peau pour courir dans la forêt, et de belles armes pour se préserver des animaux qui pourraient le menacer en le voyant devenu grand; mais elle lui fit jurer de ne jamais verser le sang que pour défendre sa vie.
LXXIIEt puis elle lui donna un livre et lui dit que quand il pourrait le lire, elle se chargerait de lui apprendre de belles choses qui le rendraient heureux. Hermann alla trouver maître Bonus, et d'un coup de pied vraiment héroïque il jeta dans le feu les gâteaux que le pédagogue était en train de pétrir. «Je ne veux plus être méprisé, lui dit-il; je ne veux plus faire un dieu de mon ventre, je veux être beau et fier de recevoir des compliments. Je t'ordonne de m'apprendre à lire; je veux savoir demain.»
LXXIIIMaître Bonus obéit en soupirant; mais comme le lendemain l'enfant ne savait pas encore lire, l'enfant se dépita et lui dit: «Tu ne sais pas me montrer. Peut-être ne sais-tu rien. S'il en est ainsi, reste sous ces habits de servante qui te conviennent, fais la cuisine et appelle-toi maîtresse Bona. Je reviendrai souper et coucher à ton hôtellerie, mais j'irai chercher ailleurs l'honneur de ma race et le savoir qui rend heureux.» Et il sortit avec son chien, laissant le gouverneur stupéfait de l'entendre parler ainsi.
LXXIVQuand Zilla vit arriver l'enfant résolu et soumis, plein d'orgueil et d'ambition, bien qu'il répétât sans les comprendre les mots qu'il avait entendu dire à la reine et à elle, elle s'étonna de voir la puissance de l'amour-propre sur sa jeune âme, et elle voulut bien essayer de l'instruire elle-même. Elle le trouva si attentif et si intelligent qu'elle y prit goût, et peu à peu, le gardant chaque jour plus longtemps auprès d'elle, elle arriva à ne plus pouvoir se passer de sa compagnie.
LXXVLorsque le soleil brillait, elle se promenait avec lui et lui apprenait le secret des choses divines dans la nature, l'histoire de la lumière et son mariage avec les plantes, le mystère des pierres et le langage des eaux; la manière de se faire entendre des animaux les plus rebelles à l'homme, de se faire suivre par les arbres et les rochers, d'évoquer avec le chant les puissances immatérielles, de faire jaillir des étincelles de ses doigts et de causer avec les esprits cachés sous la terre.
LXXVIAu clair de la lune, elle lui apprenait le langage symbolique de la nuit, l'histoire des étoiles, et la manière de monter les nuages en rêvant. Elle lui enseignait à se séparer de son corps et à voir avec des yeux magiques qu'elle lui faisait trouver dans les gouttes d'eau de la prairie. Elle lui disait aussi en quoi est faite la voie lactée, et quelquefois elle le fit sortir de son propre esprit et se promener dans les espaces muets au-dessus des plus hautes montagnes.
LXXVIIQuand le vent, la neige et la pluie menaçaient d'engourdir l'âme de son élève, elle le conduisait dans les grottes mystérieuses où les fées qui entretiennent le feu mystique consentaient à l'admettre à quelques-uns de leurs entretiens. Là il apprit à converser avec l'âme des morts, à lire dans la pensée des absents, à voir à travers les roches les plus épaisses, à mesurer les hauteurs du ciel sans le regarder, à peser la terre et les planètes au moyen d'une balance invisible, et mille autres secrets merveilleux qui sont jeux d'enfant pour les fées.
LXXVIIIQuand Hermann sut toutes ces choses, il avait déjà quinze ans, et il était si beau, si aimable, si instruit, et toujours si agréable à voir, que si les fées eussent été capables d'aimer, elles en eussent toutes été éprises; mais leurs appétits sont si bien réglés par l'impossibilité de mourir qu'il ne leur est pas possible d'aspirer à un sentiment humain un peu profond; l'amitié même leur est interdite comme pouvant leur causer du chagrin et troubler le parfait et monotone équilibre de leur existence.
LXXIXCe qui leur reste de l'humanité est mesuré juste à la faculté de s'émouvoir sans souffrance ou sans durée. Ainsi elles sont impétueuses et irascibles, mais elles oublient vite, et ne s'en portent que mieux. Elles ont beaucoup de coquetteries et de jalousies, mais étant toujours libres d'oublier si elles veulent, et de déposer leur souci et leur dépit quand elles en sont lasses, elles s'agitent pour rien et se réjouissent de même. Elles ne connaissent pas le bonheur et par conséquent ne le cherchent pas; qu'en feraient-elles?
LXXXElles ont la science et n'en jouissent pas à notre manière, car elles ne l'emploient qu'à se préserver des malheurs de l'ignorance, sans connaître la joie d'en préserver les autres. Quand elles eurent instruit le jeune Hermann, elles s'en applaudirent parce qu'il était pour elles une société et presque un égal; mais à chaque instant elles se disaient l'une à l'autre pour s'empêcher de l'aimer: «N'oublions pas qu'il doit mourir.» Pourtant, s'il faisait un compliment à l'une, l'autre boudait, et il lui fallait la consoler en lui faisant un compliment plus beau.
LXXXICe qui ne prouve pas qu'elles fussent sottes ou vaines; mais elles s'estiment beaucoup pour avoir conquis par la science une manière d'exister qui les rend inaccessibles à nos peines. La plus jalouse de toutes était Zilla, parce qu'elle avait des droits sur Hermann ou croyait en avoir, et quand il vantait la gaieté de Régis ou la sagesse de la reine, Zilla devenait froide pour lui et se rappelait le peu qu'un enfant des hommes était devant elle.
LXXXIIPourtant Hermann l'aimait plus que toutes les autres et il la regardait comme sa mère; mais il y avait en lui de la crainte et de l'orgueil, et on parlait si peu autour de lui le langage de l'amour, qu'il n'eût osé songer à aimer quelqu'un plus que lui-même. Il allait de temps en temps voir maître Bonus, qui continuait à inventer des mets friands et qui ne se trouvait pas malheureux dans sa solitude, sauf que les fées s'amusaient de temps en temps à le lutiner.
LXXXIIIElles lui procuraient toute sorte d'hallucinations ridicules. Tantôt il se croyait femme et rêvait qu'un Éthiopien voulait le vendre aux califes d'Orient. Alors il se cachait dans les rochers et souffrait la faim, ce qui était pour lui une grosse peine. D'autres fois Régis lui persuadait qu'elle était éprise de lui, et l'attirait à des rendez-vous où il était berné et battu par des mains invisibles. Tout cela était pour le punir de prétendre à la magie et de se livrer à de grossières et puériles incantations.
LXXXIVDu reste il se portait bien, il engraissait et ne vieillissait guère, car les fées sont bonnes au fond, et quand elles l'avaient fatigué ou effrayé, elles lui donnaient du sommeil ou de l'appétit en dédommagement. Hermann essayait de s'intéresser à son sort; mais lorsqu'il le voyait si égoïste et si positif, il s'éloignait de lui avec dédain. Le seul être qui lui témoignât une amitié véritable, c'était son chien, et quelquefois, quand les yeux de cet animal fidèle semblaient lui dire: «Je t'aime», Hermann, sans savoir pourquoi, pleurait.