Ce ne serait pas mal. Seulement, prions-les de nous faire voir clairement, par leur air, s'ils se plaisent à nos paroles et à nos actions.
DÈMOSTHÉNÈSJe commence donc. Nous avons un maître, d'humeur brutale, mangeur de fèves, atrabilaire, Dèmos le Pnykien, vieillard morose, un peu sourd. Au commencement de la noumènia, il a acheté un esclave, un corroyeur paphlagonien, coquin fieffé et grand calomniateur. Ce corroyeur paphlagonien, connaissant à fond le caractère du vieux, fait le chien couchant, flatte son maître, le caresse, le choie, le dupe avec des rognures de cuir et des mots comme ceux-ci: «Dèmos, il suffit d'avoir jugé une affaire: va au bain, mange, avale, dévore, reçois trois oboles: veux-tu que je te serve un souper?» Alors le Paphlagonien fait main-basse sur ce que l'un de nous a préparé et l'offre gracieusement à son maître. L'autre jour, je venais de pétrir à Pylos une galette lakonienne; par ses roueries et par ses détours il me la subtilise, et il sert comme de lui le mets de ma façon. Il nous éloigne et ne permet pas à un autre de soigner le maître; mais, armé d'une courroie, debout près de la table, il en écarte les orateurs. Il lui chante des oracles, et le bonhomme sibyllise. Puis, quand il le voit à l'état de brute, il met en œuvre son astuce; il lance effrontément mensonges et calomnies contre les gens de la maison; alors nous sommes fouettés, nous; et le Paphlagonien, courant après les esclaves, demande, menace, escroque en disant: «Voyez Hylas, comme je le fais fouetter; si vous ne m'obéissez pas, vous êtes morts aujourd'hui.» Nous donnons. Autrement, le vieux nous piétinerait et nous ferait chier huit fois davantage. Hâtons-nous donc, mon bon, de voir maintenant quelle voie à suivre et vers qui.
NIKIASLe mieux, mon bon, c'est notre: «Échappons-nous! »
DÈMOSTHÉNÈSMais il n'est pas facile de rien cacher au Paphlagonien; il a l'œil à tout. Une de ses jambes est à Pylos, et l'autre à l'assemblée; si bien que, ses jambes ainsi écartées, son derrière est en Khaonia, ses mains en Ætolia et son esprit en Klopidia.
NIKIASLe mieux pour nous est donc de mourir. Mais voyons à mourir de la mort la plus héroïque.
DÈMOSTHÉNÈSMais quelle sera cette mort très héroïque?
NIKIASLa plus belle pour nous est de boire du sang de taureau. Une mort comme celle de Thémistoklès n'est pas à dédaigner.
DÈMOSTHÉNÈSOui, par Zeus! buvons du vin pur à notre Bon Génie, et peut-être trouverons-nous quelque utile dessein.
NIKIASComment? Du vin pur? Tu songes à boire? Jamais homme ivre a-t-il trouvé quelque utile dessein?
DÈMOSTHÉNÈSVraiment, mon bon? Tu es un robinet de sottes paroles. Tu oses accuser le vin de pousser à la démence? Trouve-moi donc quelque chose de plus pratique que le vin. Vois-tu? Quand on a bu, on est riche, on fait ses affaires, on gagne ses procès, on est en plein bonheur, on rend service aux amis. Allons, apporte-moi vite une cruche de vin! Que j'arrose mon esprit pour trouver une idée ingénieuse!
NIKIASHélas! Que nous fera ta boisson?
DÈMOSTHÉNÈSBeaucoup de bien. Apporte-la; moi je vais m'étendre. Une fois ivre, je te débiterai sur tout ce qui nous intéresse un tas de petits conseils, de petites sentences et de petites raisons.
NIKIAS. Il rentre dans la maison et revient avec une crucheQuelle chance de n'avoir pas été pris volant ce vin!
DÈMOSTHÉNÈSDis-moi, le Paphlagonien, que fait-il?
NIKIASBourré de gâteaux confisqués, le drôle ronfle, cuvant son vin et couché sur des cuirs.
DÈMOSTHÉNÈSEh bien, maintenant, verse-moi un plein verre de vin pur, en manière de libation.
NIKIASPrends et fais une libation au Bon Génie: déguste, déguste la liqueur du Génie de Pramnè.
DÈMOSTHÉNÈSO Bon Génie, c'est ta volonté et non pas la mienne.
NIKIASDis, je t'en prie, qu'y a-t-il?
DÈMOSTHÉNÈSVa vite voler les oracles du Paphlagonien endormi, et rapporte-les de la maison.
NIKIASSoit; mais je crains que ce Bon Génie ne se trouve en être un Mauvais.
DÈMOSTHÉNÈSEt maintenant approche-moi la cruche, pour arroser mon esprit et dire quelque parole ingénieuse.
NIKIAS. Il sort un instant et il rentre aussitôtComme il pète, comme il ronfle, le Paphlagonien! Aussi ne m'a-t-il pas surpris dérobant l'oracle, qu'il garde avec le plus de soin.
DÈMOSTHÉNÈSO le plus fin des hommes! Donne, que je lise. Toi, verse-moi à boire sans retard. Voyons ce qu'il y a là dedans. Oh! les oracles! Donne, donne-moi vite à boire!
NIKIASVoyons, que dit l'oracle?
DÈMOSTHÉNÈSVerse encore!
NIKIASEst-ce qu'il y a dans l'oracle: «Verse encore! »
DÈMOSTHÉNÈSO Bakis!
NIKIASQu'y a-t-il?
DÈMOSTHÉNÈSA boire! Vite!
NIKIASIl paraît que Bakis aimait à boire.
DÈMOSTHÉNÈSAh! maudit Paphlagonien, voilà donc pourquoi tu gardais depuis si longtemps l'oracle qui te concerne, tu avais peur!
NIKIASDe quoi?
DÈMOSTHÉNÈSIl est dit là comment il doit finir.
NIKIASEt comment?
DÈMOSTHÉNÈSComment? L'oracle annonce clairement que d'abord un marchand d'étoupes doit avoir en main les affaires de la cité.
NIKIASVoilà déjà un marchand! Et ensuite, dis?
DÈMOSTHÉNÈSAprès lui, en second lieu, un marchand de moutons.
NIKIASCela fait deux marchands. Et que lui advient-il à celui-là?
DÈMOSTHÉNÈSD'être le maître, jusqu'à ce qu'il en arrive un plus scélérat. Alors il périt, et à sa place arrive le marchand de cuirs, le Paphlagonien rapace, braillard, à voix de charlatan.
NIKIASIl faut donc que le marchand de moutons soit exterminé par le marchand de cuirs?
DÈMOSTHÉNÈSOui, par Zeus!
NIKIASMalheureux que je suis! Où trouver un autre marchand, un seul?
DÈMOSTHÉNÈSIl en est encore un, qui exerce un métier hors ligne.
NIKIASDis-moi, je t'en prie, qui est-ce?
DÈMOSTHÉNÈSTu le veux?
NIKIASOui, par Zeus!
DÈMOSTHÉNÈSC'est un marchand d'andouilles qui le renversera.
NIKIASUn marchand d'andouilles! Par Poséidôn! le beau métier! Mais, dis-moi, où trouverons-nous cet homme?
DÈMOSTHÉNÈSCherchons-le.
NIKIASTiens! le voici qui, grâce aux dieux, s'avance vers l'Agora.
DÈMOSTHÉNÈSO bienheureux marchand d'andouilles, viens, viens, mon très cher; avance, sauveur de la ville et le nôtre.
LE MARCHAND D'ANDOUILLESQu'est-ce? Pourquoi m'appelez-vous?
DÈMOSTHÉNÈSViens ici, afin de savoir quelle chance tu as, quel comble de prospérité.
NIKIASVoyons; débarrasse-le de son étal, et apprends-lui l'oracle du dieu, quel il est. Moi, je vais avoir l'œil sur le Paphlagonien.
Voyons; débarrasse-le de son étal, et apprends-lui l'oracle du dieu, quel il est. Moi, je vais avoir l'œil sur le Paphlagonien.
DÈMOSTHÉNÈSAllons, toi, dépose d'abord cet attirail, mets-le à terre; puis adore la terre et les dieux.
LE MARCHAND D'ANDOUILLESSoit: qu'est-ce que c'est?
DÈMOSTHÉNÈSHomme heureux, homme riche; aujourd'hui rien, demain plus que grand, chef de la bienheureuse Athènes.
LE MARCHAND D'ANDOUILLESHé! mon bon, que ne me laisses-tu laver mes tripes et vendre mes andouilles, au lieu de te moquer de moi?
DÈMOSTHÉNÈSImbécile! Tes tripes! Regarde par ici. Vois-tu ces files de peuple?
LE MARCHAND D'ANDOUILLESJe les vois.
DÈMOSTHÉNÈSTu seras le maître de tous ces gens-là; et celui de l'Agora, des ports, de la Pnyx; tu piétineras sur le Conseil, tu casseras les stratèges, tu les enchaîneras, tu les mettras en prison; tu feras la débauche dans le Prytanéion.
LE MARCHAND D'ANDOUILLESMoi?
DÈMOSTHÉNÈSOui, toi. Et tu ne vois pas encore tout. Monte sur cet étal, et jette les yeux sur toutes les îles d'alentour.
LE MARCHAND D'ANDOUILLESJe les vois.
DÈMOSTHÉNÈSEh bien! Et les entrepôts? Et les navires marchands?
LE MARCHAND D'ANDOUILLESJ'y suis.
DÈMOSTHÉNÈSComment donc! N'es-tu pas au comble du bonheur? Maintenant jette l'œil droit du côté de la Karia, et l'œil gauche du côté de la Khalkèdonia.
LE MARCHAND D'ANDOUILLESEffectivement; me voilà fort heureux de loucher!
DÈMOSTHÉNÈSMais non: c'est pour toi que se fait tout ce trafic; car tu vas devenir, comme le dit cet oracle, un très grand personnage.
LE MARCHAND D'ANDOUILLESDis-moi, comment moi, un marchand d'andouilles, deviendrai-je un grand personnage?
DÈMOSTHÉNÈSC'est pour cela même que tu deviendras grand, parce que tu es un mauvais drôle, un homme de l'Agora, un impudent.
LE MARCHAND D'ANDOUILLESJe ne me crois pas digne d'un si grand pouvoir.
DÈMOSTHÉNÈSHé! hé! pourquoi dis-tu que tu n'en es pas digne? Tu me parais avoir conscience que tu n'es pas sans mérite. Es-tu fils de gens beaux et bons?
LE MARCHAND D'ANDOUILLESJ'en atteste les dieux, je suis de la canaille.
DÈMOSTHÉNÈSQuelle heureuse chance! Comme cela tourne bien pour tes affaires!
LE MARCHAND D'ANDOUILLESMais, mon bon, je n'ai pas reçu la moindre éducation; je connais mes lettres, et, chose mauvaise, même assez mal.
DÈMOSTHÉNÈSC'est la seule chose qui te fasse du tort, même sue assez mal. La démagogie ne veut pas d'un homme instruit, ni de mœurs honnêtes; il lui faut un ignorant et un infâme. Mais ne laisse pas échapper ce que les dieux te donnent, d'après leurs oracles.
LE MARCHAND D'ANDOUILLESQue dit donc cet oracle?
DÈMOSTHÉNÈSDe par les dieux, il y a de la finesse et de la sagesse dans son tour énigmatique: «Oui, quand l'aigle corroyeur, aux serres crochues, aura saisi dans son bec le dragon stupide, insatiable de sang, ce sera fait de la saumure à l'ail des Paphlagoniens, et la divinité comblera de gloire les tripiers, à moins qu'ils ne préfèrent vendre des andouilles.»
LE MARCHAND D'ANDOUILLESEn quoi cela me regarde-t-il? Apprends-le-moi.
DÈMOSTHÉNÈSL'aigle corroyeur, c'est ce Paphlagonien.
LE MARCHAND D'ANDOUILLESQue signifie: «Aux serres crochues»?
DÈMOSTHÉNÈSCela veut dire qu'avec ses mains crochues il enlève et emporte tout.
LE MARCHAND D'ANDOUILLESEt le dragon?
DÈMOSTHÉNÈSC'est ce qu'il y a de plus clair: le dragon est long, le boudin aussi, et boudin et dragon se remplissent de sang. Or, l'oracle dit que l'aigle corroyeur sera dompté par le dragon, si celui-ci ne se laisse pas enjôler par des mots.
LE MARCHAND D'ANDOUILLESOui, l'oracle me désigne; mais j'admire comment je serai capable de gouverner Dèmos.
DÈMOSTHÉNÈSTout ce qu'il y a de plus simple. Fais ce que tu fais: brouille toutes les affaires comme tes tripes; amadoue Dèmos en l'édulcorant par des propos de cuisine: tu as tout ce qui fait un démagogue, voix canaille, nature perverse, langage des halles: tu réunis tout ce qu'il faut pour gouverner. Les oracles sont pour toi, y compris celui de la Pythie. Couronne-toi, fais des libations à la Sottise, et lutte contre notre homme.
LE MARCHAND D'ANDOUILLESQui sera mon allié? Car les riches le craignent, et les pauvres en ont peur.
DÈMOSTHÉNÈSMais il y a les Chevaliers, braves gens au nombre de mille, qui l'ont en haine: ils te viendront en aide, et avec eux les citoyens beaux et bons, les spectateurs sensés, moi et le dieu. Ne crains rien: tu ne verras pas ses traits. Pris de peur, aucun artiste n'a voulu faire son masque; on le reconnaîtra tout de même: le public n'est pas bête.
NIKIASMalheur à moi! Le Paphlagonien sort.
KLÉÔNNon, par les douze dieux, vous n'aurez pas à vous réjouir vous deux qui, depuis longtemps, conspirez contre Dèmos. Que fait là cette coupe de Khalkis? Pas de doute que vous n'excitiez les Khalkidiens à la révolte. Vous mourrez, vous périrez, couple infâme!
DÈMOSTHÉNÈSHé! l'homme! Tu fuis, tu ne restes pas là? Brave marchand d'andouilles, ne gâte pas nos affaires. Citoyens Chevaliers, accourez: c'est le moment. Hé! Simôn, Panætios, n'appuyez-vous pas l'aile droite? Voici nos hommes. Toi, tiens bon, et fais volte-face. La poussière qu'ils soulèvent annonce leur approche. Oui, tiens ferme, repousse l'ennemi et mets-le en fuite.
LE CHŒURFrappe, frappe ce vaurien, ce trouble-rang des Chevaliers, ce concussionnaire, ce gouffre, cette Kharybdis de rapines, ce vaurien, cet archivaurien! Je me plais à le dire plusieurs fois; car il est vaurien plusieurs fois par jour. Oui, frappe, poursuis, mets-le aux abois, extermine. Hais-le comme nous le haïssons; crie à ses trousses! Prends garde qu'il ne t'échappe, vu qu'il connaît les passes par lesquelles Eukratès s'est sauvé droit dans du son.
KLÉÔNVieillards hèliastes, confrères du triobole, vous que je nourris de mes criailleries, en mêlant le juste et l'injuste, venez à mon aide, je suis battu par des conspirateurs.
LE CHŒUREt c'est justice, puisque tu dévores les fonds publics, avant le partage, que tu tâtes les accusés comme on tâte un figuier, pour voir ceux qui sont encore verts, ou plus ou moins mûrs, et que, si tu en sais un insouciant et bonasse, tu le fais venir de la Khersonèsos, tu le saisis par le milieu du corps, tu lui prends le cou sous ton bras, puis, lui renversant l'épaule en arrière, tu le fais tomber et tu l'avales. Tu guettes aussi, parmi les citoyens, quiconque est d'humeur moutonnière, riche, pas méchant et tremblant devant les affaires.
KLÉÔNVous vous coalisez? Et moi, citoyens, c'est à cause de vous que je suis battu, parce que j'allais proposer, comme un acte de justice, d'élever dans la ville un monument à votre bravoure.
LE CHŒURQu'il est donc hâbleur, et souple comme un cuir! Voyez, il rampe auprès de nous autres vieillards, pour nous friponner; mais, s'il réussit d'un côté, il échouera de l'autre; et, s'il se tourne par ici, il s'y cassera la jambe.