« Tu peux dire ton nom à la dame. Tu tappelles Becca, nest-ce pas ? » Elle acquiesce.
« Becca ? Que cest original. Cest vraiment ton nom ? »
Becca me lance alors un de ses regards noirs, mais la dame na pas remarqué, elle sétait déjà retournée vers moi pour me demander une explication. Je lui dis que non, cest seulement un diminutif, que son vrai nom est Rebecca, mais que pratiquement personne ne lappelle ainsi et quelle ne répond pas lorsquon lappelle comme cela. Néanmoins, la dame continue en disant que cest un nom bizarre et me demande pourquoi nous lappelons ainsi, alors que Rebecca est un prénom si joli et quelle est si mignonne, affirme-t-elle tournée vers moi. Heureusement, car Becca est en train de lui tirer la langue. Je lui fais signe de la rentrer dans sa bouche et elle obéit, en prenant une expression angélique qui laisserait penser quelle est incapable de telles choses.
Le métro va dune station à lautre, quelques passagers descendent et dautres montent au fur et à mesure. La dame à lair de faire le voyage jusquau bout. « Quel âge a-t-elle ? », me demande-t-elle après avoir une fois de plus caressé les cheveux de Becca. « Elle va avoir quatre ans dici peu », lui réponds-je, en sachant bien ce qui va suivre.
« Oh, quelle est grande, et si jolie, elle parait plus âgée. » Je la remercie et lui dis queffectivement elle est assez grande. Elle me demande si cest ma fille, je lui dis que je suis son oncle sans entrer dans les détails, ce qui apparemment la satisfait et car elle passe à une nouvelle question. « Ses cheveux ont une couleur peu courante, ce nest pas une couleur tout de même ? » Quelle patience ! Je ne sais pas comment les gens peuvent un instant imaginer quil est possible de colorer les cheveux dune enfant de trois ans. Mais après le nom bizarre, la question sur la couleur de cheveux peu courante était évidente. Je lui dis que non, en essayant de ne pas perdre patience, que la couleur de ses cheveux est naturelle, quelle la hérité de sa mère qui avait les mêmes Oh, je me rends compte de mon erreur, de la conjugaison de mon verbe au passé, mais cest trop tard, et ma tête doit le confirmer. Je ne peux ainsi pas éviter la question suivante :
« Sa mère est morte ? » me questionne-t-elle dans un murmure, salivant déjà des détails de notre mélodrame familial. Je regarde en panique Becca, mais elle ny prête pas attention car sur la banquette opposée, il y a une autre petite fille dans les bras de son grand-père et elles se font des grimaces lune à lautre. Je peux ainsi mentir comme je veux, même si cest sans grande conviction : « Non, ce que je voulais dire cest que les cheveux de sa mère sont plus foncés maintenant, ils ne sont plus aussi clairs quavant ». Cest un mensonge, elle a toujours eu la même couleur, mais bon, je lui dis cela pour éviter dentrer dans une conversation de condoléances et que la dame se mette à réconforter Becca, ce qui laurait sûrement attristée. Cela a dû satisfaire mon interlocutrice concernant ses connaissances en termes de variations de couleur de cheveux au fil des ans, car elle a une fois de plus caressé la tête de Becca en abandonnant le sujet, visiblement déçue puisquelle na finalement rien appris dintéressant.
Entre-temps, nous arrivons à larrêt Marquês où nous devons changer de métro et où nous avons dû faire une des sorties les plus rapides des annales du métro. Nous montons jusquau hall où se trouve la billetterie et prenons les escaliers pour descendre de lautre côté. Nous arrivons pile à temps pour prendre le métro de Campo Grande qui est beaucoup moins rempli et où personne na lair de vouloir discuter avec nous. Le métro est un des nouveaux véhicules en circulation, avec des écrans LCD installés en haut de chaque fenêtre, qui retransmettent des publicités sans interruption, alternant avec les habituelles affiches plastifiées, pour les annonceurs qui ne peuvent pas se payer des publicités vidéo. Les wagons sentent encore le neuf, les tagueurs nont encore laissé que peu de marques ou de signatures à lencre indélébile quils ont lhabitude dutiliser pour être sûrs que personne ne puisse les effacer, comme si ces marques étaient magiques et représentaient une partie deux-mêmes. Les publicités des écrans sont muettes avec des sous-titres occasionnels, entièrement pensées et adaptées pour être retransmises dans le métro, tandis que le système sonore nous distrait avec une compilation de musiques jazz parmi lesquelles je reconnais Benny Goodman, Sidney Bechet, Stan Getz, Louis Armstrong et Chet Baker ; aujourdhui la personne qui a choisi avait bon goût.
Le métro de Lisbonne arrive parfois à nous surprendre avec ces petites choses, qui ne compensent cependant par aucun moyen le manque dascenseurs ou descalators du quai jusquà la rue dans toutes les stations, mais qui servent tout de même à rendre nos voyages plus supportables.
Parfois je me demande si je suis le seul à penser à cela et je me demande en même temps comment font les personnes qui ont des bébés, des enfants dans les bras ou les personnes handicapées ; elles ne doivent sûrement pas pouvoir aller où elles veulent ou doivent alors aller dautobus en autobus ou prendre leur voiture, qui ne sont vraiment pas les manières les plus rapides pour se déplacer à Lisbonne.
Becca me tire la manche et jarrête alors immédiatement de penser aux escalators et autre ascenseurs inexistants pour écouter ce quelle veut me dire. « Kalle, on peut manger une glace ? », à cette heure de la matinée ? « Non bébé, il est encore trop tôt » Elle ne se montre pas satisfaite de ma réponse et revient tout de suite à la charge : « Et cet après-midi on pourra manger une glace ? Tu sais les grandes ? » Je lui dis que oui, en sachant très bien quelle naura pas oublié et que cet après-midi je devrai évidement lui acheter une glace. Grande, de préférence même si ce qualificatif dans ce cas est assez subjectif : un jour cest un grand cornetto, un autre jour ça peut être un solero et encore un autre jour ça peut être un perna-de-pau qui ne mérite pas tellement cette distinction.
Nous sortons à Campo Pequeno, je laide à monter les escaliers jusquà la billetterie et ensuite jusquà la rue ce serait plus facile si elle ninsistait pas pour tout faire toute seule. Parfois, je me dis quil serait mieux si elle que je la porte encore dans les bras.
Nous remontons lavenue, tournons à droite et plus ou moins au milieu de la rue nous entrons dans lécole maternelle Luso-Espagnole Sancho Pança, ouverte, il y a près de trente ans, par une amie de ma grand-mère qui a déménagé à Lisbonne avec son mari.
La plupart des éducatrices sont espagnoles, bien quil y ait aussi quelques portugaises. Les enfants se parlent espagnol entre eux. Ce sont en majorité des enfants despagnols ou de sud-américains qui, pour une raison ou une autre, sont à Lisbonne, ou comme dans le cas de Becca, ont de la famille en Espagne et quil est important de ne pas perdre le contact avec la langue. Cest une petite maison sympathique du début de XXème siècle que Madame Pilar a petit à petit transformé en un sympathique foyer pour les enfants âgés dun à sept ans. Ce quil y a de mieux dans cette école, cest son énorme jardin, plein de jouets en bois et en plastique ainsi quun grand bac à sable pour que les enfants puissent jouer. Becca adore passer ses journées là-bas.
Au début Becca a commencé la crèche peu avant son premier anniversaire ma mère et ma sœur avait peur quautant de contact avec lespagnol lui fasse oublier le suédois, quelles cherchaient à lui enseigner à la maison. Cependant, nous nous sommes vite aperçus quil ny avait aucun risque que cela se produise. Elle utilisait les mots suédois quelle apprenait avec elles et moi et les mots espagnols et portugais avec mon père et ma grand-mère la plupart du temps en semblant savoir distinguer les langues les unes des autres mais aussi les personnes avec qui les utiliser.
Au début Becca a commencé la crèche peu avant son premier anniversaire ma mère et ma sœur avait peur quautant de contact avec lespagnol lui fasse oublier le suédois, quelles cherchaient à lui enseigner à la maison. Cependant, nous nous sommes vite aperçus quil ny avait aucun risque que cela se produise. Elle utilisait les mots suédois quelle apprenait avec elles et moi et les mots espagnols et portugais avec mon père et ma grand-mère la plupart du temps en semblant savoir distinguer les langues les unes des autres mais aussi les personnes avec qui les utiliser.
Les premiers temps, nous faisions attention à ce que ce soient les mêmes personnes qui lui parlent les mêmes langues, mais maintenant, et par la force des choses, jalterne dune langue à lautre pour la maintenir intéressée et en général elle ne se trompe pas. Nous pensions encore que la langue la plus difficile à maintenir serait le portugais, mais avec tant denfants bilingues à lécole, et tous les autres rencontrés avec qui elle ne parle que portugais, en peu de temps elle parlait les trois langues avec la même aisance.
Mais même ainsi, jai pensé quil valait mieux lui trouver une enseignante de suédois afin de la maintenir exposée à la langue, car même si nous avons une tonne de DVD avec des dessins animés et des films en suédois, je ne pense pas quelle puisse beaucoup apprendre avec Pippi et Bamse.
Je la laisse à Ana, qui est une des éducatrices de son groupe, et qui semble presque avoir plus de peine de me voir partir que Becca. Quelle différence par rapport à avant ! Quand elle a commencé à venir, il fallait que nous restions un peu avec elle, et ensuite on pouvait la laisser seule et venir la chercher quand elle commençait à pleurer et à réclamer sa mère. Cela a duré pratiquement un mois. Maintenant, dès quelle voit Carmen ou Ana, cest comme si je métais évaporé, je nexiste purement et simplement plus. Et si elles ne lui disent pas de me dire au revoir, elle ne le fait même pas. Même si cest vrai que cest bien, cest quand même un peu triste de les voir devenir indépendants. Un jour elle me demandera les clés de la voiture et me dira de ne pas lattendre avant le petit-déjeuner
Qui aurait pu penser il y a quelques années que je dirais ça aujourdhui, la paternité, encore que ce nest quun prêt, fait vraiment changer les gens.
DEUX
Jarrive au bureau rue Garrett un peu après huit heures, comme dhabitude, cest moi qui ouvre la porte et désactive lalarme qui orne depuis un an lentrée principale. Les services de nettoyage narrivent pas avant neuf heures, les secrétaires embauchent à neuf heures et demie et les autres avocats aux environs de dix heures. Nous occupons les quatre derniers étages de cet immeuble reconstruit et transformé depuis lincendie de quatre-vingt-huit pas celui ayant détruit le reste du Chiado. Mon bureau se situe dans la partie arrière du troisième étage, le même qui était celui de mon père, avec vue sur le fleuve.
Lentreprise sest énormément développée ces dernières années, mon père disait quelle sétait trop développée, trop vite et que lidée originale dêtre un cabinet davocat dévoué à ses clients et aux causes justes sest perdue dans cette soif du bénéfice au pourcentage généré par les grandes affaires.
Et il sagit bien de grandes affaires dont le cabinet Gomez, Meirelles, Nebuloni, Nogueira, Castro, et Associés, également connu sous la formule GM2NC+A, soccupe : élu meilleur cabinet davocats au Portugal selon les lecteurs dEuroBusiness depuis 6 ans, membre de toutes les associations juridiques et davocats dont toute personne diplômée de droit pourrait être membre sans avoir commis de crime ou être automatiquement exclu des autres, et détenant un budget publicitaire qui dépasse la centaine de milliers deuros, réparti dans plusieurs revues danalyse et daffaires européennes et américaines. De plus, on ne peut pas dire que lon ne fasse pas tout notre possible pour maintenir cette position.
Le cabinet davocats Meirelles et Nebuloni a été fondé par mon père et par Joaquim Meirelles au début des années quatre-vingt, et ne sest appelé ainsi que pour une question alphabétique, étant donné que la majorité des dépenses engagées ainsi que la part majoritaire appartenaient à mon père, qui dune certaine manière avait hérité du bureau et de pratiquement tous les clients de mon oncle-grand-père. Lidée était de se consacrer à des causes qui en vaillent la peine et ils y sont parvenus de manière exclusive pendant quelques années. Mais ensuite, Meirelles en a eu marre de faire moins dargent que les autres avocats quil connaissait (et pourtant ils ne se faisaient pas si peu dargent que ça, je nai jamais manqué de rien et à cette époque, ma mère qui terminait son doctorat ne travaillait pas). Il a donc insisté auprès de mon père pour quils engagent plus dassociés afin de diversifier les domaines de droit dont soccupait lentreprise.
En peu de temps tout a changé, un nouvel associé a été engagé, Pedro Inácio Gomez, présenté à Mereilles par une connaissance et décrit comme un jeune homme avec un grand avenir. Malgré le fait dêtre un jeune diplômé, PIG, comme il a commencé à être appelé derrière son dos, débarquait avec toutes ses connaissances concernant le domaine de lentreprise et semblait avoir une liste interminable doncles et de tantes avec de largent et la volonté de traiter avec le monde entier sur nimporte quel sujet. Le volume de travail a continué à augmenter et très rapidement le cabinet sest à nouveau agrandit avec deux nouveaux associés, Jorge Lemos Nogueira et Francisca Castro, lun diplômé en droit et lautre en gestion des entreprises et avec chacun de lexpérience en tant quindépendant.
À cette époque, il ny avait déjà plus que mon père qui soccupait des causes qui au début furent le but ultime du cabinet ce qui, parfois, donnait prétexte à des discussions enflammées concernant les conflits dintérêts et le véritable intérêt de lentreprise car Meirelles, qui, soit dit en passant, penchait toujours du côté du fiscal plutôt que de nimporte quel autre domaine du droit. Cest dailleurs peut-être pour cela quil se ne sest ensuite consacré qua ceci, à lenseignement et au doctorat quil était entre-temps en train de préparer.
Cependant, le bureau de la rue Braamcamp, même après la location de létage, devenait trop petit et quand on leur a offert le squelette brulé de limmeuble de la rue Garrett, en paiement des services rendus à lancien propriétaire qui était décédé, personne ne sy opposé. En moins de deux ans, limmeuble avait été reconstruit, agrandi et adapté aux exigences dun cabinet moderne, les quatre derniers étages étaient réservés à la société, qui à cette époque était connue sous le nom de MNGN&C, et le reste était loué à dautres entreprises.
Les années quatre-vingt-dix du siècle passé ont continué à être des années de croissance, en volume daffaires ainsi quen nombre de personnes recrutées. Au début du nouveau millénaire, la société employait déjà un nombre appréciable davocats en plus des associés, et était très recherchée par les jeunes diplômés désirant une carrière davocat et ce sûrement grâce à lexigence de mon père et au soutien inconditionnel de Meirelles. Ce cabinet était lun des seuls qui offrait salaires et horaires décents dès le premier jour. Les autres associés, dans la lignée de la longue tradition des stages non-rémunérés qui se rafraîchit à chaque nouvelle fournée davocats portugais qui commence à travailler à son compte ou dans une société sy sont initialement opposés, mais ont ensuite fini par accepter quand ils ont commencé à voir les résultats qui justifiaient totalement le coût des salaires des stagiaires.