Je ne doute pas que mon père était satisfait de lentreprise quil avait aidé à créer indépendamment des discussions occasionnelles sur le type de droit qui devait y être pratiqué et de la qualité des services rendus aux clients qui, au final, est la véritable mesure dun professionnel et la raison pour laquelle ils nous gardent en tant quavocat ou conseil. Cest dommage quil ne soit plus parmi pour nous pour voir la société aujourdhui, mais cest peut-être mieux comme ça. Après laccident, il sest passé quelques vilaines choses quil naurait sans doute pas appréciées.
Javais déjà terminé mes études et étais sur le point de conclure mon stage à lépoque de laccident. Cest pour cela que jai pu lui succéder pour la part et le poste dans le cabinet (comme il était prévu dès le départ et qui avait été accepté par tous les associés, même les plus récents). Cependant, Gomez, de manière inattendue, est revenu sur les promesses faites et a commencé à contester la situation, en vue dacquérir la part pour lui-même. Entre autres choses, il a affirmé être le meilleur gestionnaire de clients et que son poste dans la société devrait refléter cette condition, que (sans vouloir moffenser comme il ma dit) je navais pas suffisamment dexpérience pour détenir une part dassocié, etc. etc. Sans succès.
Néanmoins, je nai pas voulu créer de problème ni léloigner, car il est vrai quil ramène toujours de bons clients dans lentreprise, jai trouvé que le mieux était daller le voir et, avec laccord de Meirelles, nous avons suggéré de modifier le nom de la société pour la formule par laquelle elle est connue aujourdhui, et non pas selon les parts relatives. Il a fini par accepter. Au final, ce qui lintéressait plus que de détenir la position majoritaire, était de sembler la détenir. Gomez est obnubilé par les apparences. Même sil fait comme si de rien nétait, il fait tout pour avoir une photo dans les magazines Lux, Caras ou VIP (de préférence avec une amie qui a un décolleté plongeant), et vous pouvez être sûr que dès quil y apparaît, plusieurs exemplaires se trouvent comme par magie dans la salle dattente du cabinet.
Je dois dire que jai été déçu de lui, je le savais égoïste, mais je ne métais pas aperçu quil pouvait également être mesquin. Enfin, en vérité, rien na changé, il a lair satisfait davoir son nom en premier et il na jamais abordé le sujet à nouveau, continuant à se comporter comme si de rien nétait ce qui est typique chez Gomez.
Il est dix heures et demie du matin et je suis dans mon bureau avec la porte ouverte, comme dhabitude. Le bureau commence doucement à se réveiller et de temps en temps quelquun passe la tête pour me saluer. Je nai pas pour habitude dexiger quon vienne systématiquement me faire le baisemain, si bien quaujourdhui je nai pas encore vu Gabriela, la secrétaire que jai également héritée de mon père et avec qui je mentends assez bien ce qui selon moi est essentiel.
Deux des murs de mon cabinet sont recouverts détagères en bois pleines de livres de droit, de codes dans différentes versions et de modèles de navires en plastique et de ferrys, qui étaient la passion de mon oncle-grand-père et que mon père et moi avons décidé de laisser. Le seul mur qui nest pas entièrement occupé par des étagères est celui où se trouve la porte, y sont exposés les diplômes des quatre générations davocats qui sont passés par ce cabinet à travers ses diverses localisations.
À ma droite se trouve, pour moi, ce quil y a de plus agréable, une fenêtre du sol au plafond avec vue sur le fleuve au sommet dun paysage dénivelé aux tons rouge brique, décoré par ci par là dune cheminée ou dune antenne de télévision, désuète depuis lavènement du câble.
Depuis que je suis arrivé, je suis accroché à lordinateur ainsi quà mes livres. Les questions du premier des fax arrivé vendredi savèrent plus complexes quà première vue. Une question de droit des sociétés avec des ramifications en droit familial et fiscal qui va sûrement moccuper une bonne partie de la journée.
Mais voici quentre Gomez dans mon bureau, dun air pseudo-majestueux qui le caractérise, de quelquun qui pense être le roi du monde. Il arbore un demi-sourire sous ses yeux bleu clair sans expression qui élargissent encore plus son visage dodu, au milieu duquel trône un énorme nez rouge. Ses cheveux blonds sont tirés sur la droite afin de tenter de cacher une désertification capillaire avancée qui lui domine le haut de la tête, mais sans grand résultat. Il porte un costume bleu foncé, une chemise blanche aux manchettes simples avec des boutons chers, mais de mauvais goût, ornés dun motif nautique, une cravate en soie bordeaux YSL, attachée dun nœud simple que pourrait être mieux fait, où divers types de nœuds marins y sont apparemment brodés en relief, une ceinture en écailles et des chaussures Churchs noires, pas très bien cirées. Son ventre lui tombe abondamment sur la ceinture et le costume, qui, bien quil soit habilement taillé, lui pouvait aller mieux. Il passe sa vie à dire quil est au régime, mais comme il ne fait rien de plus, il oscille seulement entre gros et plus gros.
Il traverse lespace entre la porte et mon bureau en acajou des années trente, il sassied sur un des vieux fauteuils en cuir où, avant avec mon père, et maintenant avec moi, ont lhabitude de sasseoir les clients qui collaborent avec nous depuis lépoque de mon oncle-grand-père, et dit, « Vous êtes encore ici ? À lheure à laquelle vous arrivez, vous pourriez déjà être sur le chemin du retour. » Il se met à rire tout seul de sa propre blague et sans attendre il continue sur un ton qui lui parait plus sérieux : « Tenez, une chose, Carl (il narrive pas à mappeler Kalle), vous navez pas grand-chose à faire, nest-ce pas ? Il vit avec lidée quil ny a que lui qui travaille réellement.
« Et bien si vous voulez vraiment que je vous dise » Mais il ne me laisse pas poursuivre.
« Je suppose que non, je suppose que non. Vous devez ainsi avoir énormément de temps libre. Mais je vais vous donner de quoi faire. Bien, comme vous le savez, un séminaire sur le futur des zones dexonération fiscale dans le cadre de la coopération internationale croissante contre le trafic de drogues, le blanchiment dargent et le financement des groupes terroristes qui se sont vérifiés ces dernières années, a lieu à Funchal de mercredi à vendredi. Le bureau y est inscrit et jétais supposé y aller, mais jai un empêchement (probablement une fête chez un mondain quelconque avec le droit à sa photo dans une revue) et je me vois dans limpossibilité de my rendre. Que diriez-vous dy aller ? Ce genre dévènement est très intéressant, vous pourriez y rencontrer énormément de gens originaires de différents pays et comme vous parlez toutes ces langues vous allez sûrement adorer. »
Je pense dabord à lui dire non sans entrer dans les détails, mais finalement je change davis : « Vous avez sûrement raison, mais noubliez- vous pas un petit détail ? » Il me regarde comme un âne, sans comprendre de quoi je parle.
« Quel détail ? » Cet homme est vraiment bête, ou alors il fait semblant : « Becca », lui dis-je en soupirant et à lui de me répondre : « Mais vous navez pas de baby-sitter ou de voisine qui a lhabitude de rester avec elle quand vous partez en weekend ? Comment vous vous débrouillez avec les filles qui vous draguez en boite de nuit ? » Typique de Gomez, court, grossier et dérangeant, alors quil se croit poli et respectueux et hyper-bcbg. Je règle cela en laissant passer, encore une fois, pensant que ce nest pas sa faute sil est né imbécile. « Là nest pas la question, mais plutôt quil sagit là de trois jours et de trois nuits, et je ne peux pas la laisser seule tout ce temps. Cest hors de question. Mais très bien, je vais me rendre à votre place à Madère. Cependant jemmène Becca avec moi. Elle va adorer le voyage. »
« Quel détail ? » Cet homme est vraiment bête, ou alors il fait semblant : « Becca », lui dis-je en soupirant et à lui de me répondre : « Mais vous navez pas de baby-sitter ou de voisine qui a lhabitude de rester avec elle quand vous partez en weekend ? Comment vous vous débrouillez avec les filles qui vous draguez en boite de nuit ? » Typique de Gomez, court, grossier et dérangeant, alors quil se croit poli et respectueux et hyper-bcbg. Je règle cela en laissant passer, encore une fois, pensant que ce nest pas sa faute sil est né imbécile. « Là nest pas la question, mais plutôt quil sagit là de trois jours et de trois nuits, et je ne peux pas la laisser seule tout ce temps. Cest hors de question. Mais très bien, je vais me rendre à votre place à Madère. Cependant jemmène Becca avec moi. Elle va adorer le voyage. »
Lui passe un éclair dans les yeux puis il reprend son demi-sourire en plastique. « Vous allez voir, cela va être très intéressant ! Dailleurs, vous me donnerez une copie de vos notes (quil ne va, sans doute, même pas lire). Autre chose, le billet de la petite... (Celle-là je lattendais) ... cest vous qui allez le payer, nest-ce pas ? » Gomez est toujours égal à lui-même. Les dépenses des autres sont les dépenses des autres, alors que les siennes, même personnelles, sont toujours les dépenses de la société.
« Non, cela ne me semble pas correct. En fin de comptes, jy vais seulement parce que vous me le demandez, et Becca vient, non pas parce que je le souhaite mais parce que je nai personne à qui la laisser et car je ne souhaite pas la laisser seule autant de temps » Et maintenant le coup fatal. « Dans ces conditions, je pense que cest plutôt vous qui devriez payer le billet, vous ne trouvez pas ? » Je lui dis cela tout en arborant un sourire avec lequel il pourrait comprendre que je suis en train de plaisanter, mais même ainsi, il est sur le point de faire une attaque.
Pour Gomez, toute attaque à sa bourse, même imaginaire, est toujours vue comme une attaque à sa propre existence. « Humm, Bien, je ne suis pas daccord. Étant donné quelle vient avec vous, et que vous représentez la société, le billet doit être payé par la société. Ainsi, ça me parait juste, » ajoute-il dun air très sérieux, comme sil sagissait de son idée et quil la défendait au tribunal. « Cest bon pour vous ? Vous allez au séminaire à ma place, et ensuite vous me donnez une copie de vos notes. Cest une bonne affaire vous ne trouvez pas ? »
Comme sil était en train de me faire une grande faveur en demandant daller à sa place à Funchal, assister à un séminaire qui correspond plus à ses intérêts quaux miens. Mais celle-ci je ne peux pas la laisser passer. « Oui je pense que cest une très belle affaire, je laccepte volontiers et je vous prête même mes notes. Par ailleurs, je les laisserai dans la bibliothèque afin quelles servent à tout le monde, en outre, vous me devrez une faveur » non pas que cela me serve à quelque chose, car il sera difficile darriver à le convaincre de me la rendre, mais je trouve bien que ce soit dit.
La perplexité gravée sur son visage se prépare à me répondre lorsque Gabriela toque à la porte :
« Bonjour Patron, il y a deux fax qui viennent darriver pour toi, lun après lautre. Le premier est de Neil Allard et fait référence à une lettre de septembre qui est archivée dans ce dossier. Lautre vient de Suisse et je crois que cest un premier contact mais comme cest écrit en allemand je nen suis pas sûre. Le facteur est passé et a laissé tout cela pour toi, il serait peut-être bon dy jeter un coup dœil. Comme dhabitude jai jeté les publicités. Ah oui, et quelquun a téléphoné de la part du couple Rémy pour dire quils ne pourraient pas venir aujourdhui. Ils te demandent si tu peux les recevoir la semaine prochaine à la même heure. »
Elle sétait avancée jusquau bureau et ma laissé le courrier, le dossier et les fax à droite au coin du plateau de cuir ciré. Elle na pas encore remarqué Gomez que le fauteuil cache des gens qui rentrent. Jessaye dattirer son regard afin de lui montrer quil est là. Elle me fait un clin dœil, elle a compris mon signal. « Si tu as besoin de quelque chose, tu siffles, je retourne à mon bureau. » Elle va pour sortir et dit avec surprise : « Oh Maître Pedro, je ne vous avais pas vu. Bonjour. Susana a votre courrier, elle doit être en train de le mettre sur votre bureau. » Et sort sans plus tarder, laissant Gomez stupéfait et visiblement contrarié.
« Vous laissez votre secrétaire vous tutoyer ? Et vous lui laissez lire les fax qui vous sont adressés ? Comment lui permettez-vous tant de liberté ? Ce nest pas normal, croyez-moi. Vous ne pouvez pas donner votre confiance au personnel. Les gens pourraient également penser quil y a quelque chose de plus entre vous. Une relation amoureuse avec sa secrétaire nest vraiment pas une bonne chose » Et il continue sur le même ton encore quelques minutes alors que je ne lui prête aucune attention.
Une relation amoureuse avec Gabriela ? Enfin ! Je ne la trouve pas répugnante mais ce nest pas lidée, et dailleurs ce nest pas mon genre. Ensuite, cest vrai quelle est très sympathique et amicale, pour ne pas dire intelligente, belle et avec les bonnes formes au bon endroit, toutefois, elle est mariée, a deux enfants et est autant intéressée par moi que moi par elle. Ce qui signifie pas du tout. Il ny a que lesprit mal tourné de Gomez qui puisse imaginer une situation dans laquelle ma relation avec Gabriela pourrait allait plus loin quune simple relation de camarade de bureau. Quand il se tait enfin, jen profite.
« Gabriela et moi nous sommes toujours tutoyés, et je ne vois pas de problème à cela et dailleurs elle non plus. Pour vous dire la vérité, à part vous, Lemos Nogueira et un ou deux associés qui préfèrent ainsi, je tutoie tout le monde dans le cabinet, même lagent de sécurité. Cest bizarre que vous nayez jamais remarqué. Quant au fait quelle lise mes fax, et bien cest ma secrétaire et cela me fait gagner du temps. Si je ne lui fais pas confiance à elle, à qui pourrais-je faire confiance ? » Gomez mécoute dun air totalement livide.
« Oui jai remarqué que vous tutoyez tout le monde, dit-il à moitié énervé mais cela est complétement différent. Que vous les tutoyiez daccord mais quils vous tutoient ce nest pas possible. Cela peut créer des problèmes de discipline et rendre difficile de maintenir la distance, vous voyez ? »
Si cela dépendait de lui, il y aurait encore des esclaves et les salariés nauraient le droit de faire que ce que les patrons, dans toute leur grandeur, les autoriseraient à faire, devant remercier un genou à terre la grandeur de leur don, pour plus quen réalité il puisse être insignifiante. Cet homme vit dans la préhistoire des relations humaines ; et le pire cest que ça nest pas le seul. Et il semblerait que de plus en plus de monde, peut-être parce quils nont pas le choix, supportent ces manières. Je ne lui dis pas ce quil mérite, car cela ne mènerait à rien, tellement il est convaincu de sa vertu.
« Je pense que vous avez tort. Je nai jamais eu de problème avec personne ici du fait que je tutoie les gens. Bien au contraire, je pense que cela rend le quotidien plus agréable, en sentant moins la naphtaline, vous voyez ce que je veux dire ? Personne ne ma jamais manqué de respect et moi non plus dailleurs, mais cela ne lintéresse pas ou ne se met, de manière indisciplinée, à refuser tout ce que je lui demande dans le cadre du cabinet. Prenez lexemple de nos collègues espagnols et de leurs employés, ils se tutoient sans que cela naffecte en rien leur productivité en tant quavocats. » Cette référence aux espagnols était bien choisie car malgré son nom et son insistance permanente pour quil soit écrit avec un z, Gomez les déteste du plus profond de lui et tombe directement dans le panneau. « Par ailleurs, il y a plusieurs autres exemples dorganisations extrêmement hiérarchisées et très disciplinées dans lesquelles tout le monde se tutoie, du poste le plus bas au poste le plus élevé sans que cela ne remette en cause la hiérarchie et la discipline. » Je finis ainsi, en espérant quil ait compris. Fol espoir. Lhomme ne se montre pas vaincu.