Je reviens aux dossiers en cours, et jexpédie en deux temps trois mouvements trois choses que javais laissé en suspens il y a quelques jours, peut-être à la recherche du bon moment. Je passe en revue le reste des choses à faire et relis le fax suisse avec cette fois un peu plus dattention. Il provient dun certain Guido Creutzer, avocat, qui dit à mon père quil a reçu un paquet qui lui était destiné provenant dun homme nommé Konrad Lentz, décédé. Il demande à mon père de le contacter afin de convenir des détails denvoi. Deux courriers pour mon père dans la même journée, et tous deux provenant de Suisse. Ma mémoire menvoie un signal et je reprends la lettre de Beauchamp. Elle aussi parle dun Lentz, serait-ce le même ? Subitement, je me rappelle des noms que jai entendu ce matin sur Euronews. Quinze heures vingt-neuf, il doit y avoir un bulletin dinformations à quinze heures trente et peut-être quils vont reparler de cette affaire
Je me lève dun coup et cours dans le bureau de Gabriela qui est en train de taper quelque chose à lordinateur avec ses écouteurs. Je ferme la porte et allume la télévision avant quelle ne puisse me demander ce que je fais. Elle me regarde avec incompréhension.
Je lui fais signe quil ny a rien et retourne devant le téléviseur. Cest bientôt la fin du bulletin et ils reparlent enfin des deux corps mutilés retrouvés il y a une semaine à Manaus et qui ont pu être identifiés hier, Elisa Ferrara, médecin italienne, et un certain Konrad Lentz, journaliste suisse. Une coïncidence de plus, il doit sagir du même homme que Beauchamp et mon père connaissaient. Mais comment et doù ? Et qui est ce Beauchamp ? Jéteins la télévision et sors du bureau de Gabriela sans rien lui dire.
De retour à mon bureau, je prends le fax et marque le numéro de téléphone qui y est imprimé. Le téléphone sonne pendant quelques temps avant que quelquun ne réponde.
« Creutzer-Scheider advokat firma, Grüezi. »
« Grüezi, mon nom est Carl Nebuloni, je suis avocat et jai été contacté par Maître Guido Creutzer, avec qui jaimerais mentretenir. »
« Eh bien, Maître Nebuloni ; je crains que Maître Creutzer ne soit pas là ni aujourdhui ni demain. Est-ce que cela vous dérangerait de rappeler mercredi, ou bien voulez-vous que je lui dise de vous recontacter ? » Je lui dis que jessayerai de rappeler mais lui donne mon numéro afin que si je ne suis pas là, il puisse parler à Gabriela.
Qui, dailleurs, vient juste de rentrer dans mon bureau dun air déterminé. « Voici les confirmations de tes billets et de ta réservation dhôtel. Sur ce post-it vert tu as les codes de réservation ; va directement au check-in avec ça, les billets sont électroniques. Sur le post-it jaune il y a le numéro de téléphone de lhôtel et le nom de lemployé avec qui jai parlé, si jamais tu as un problème. »
Je prends les deux bouts de papier autocollants quelle me donne et les colle sur la page de demain sur mon agenda. « Demain matin tu viens ou tu veux que jannule ce que tu avais prévu ? » Je regarde mon agenda et vois que je nai quune réunion avec les stagiaires les plus expérimentés pour savoir combien dentre eux souhaiteraient rester avec nous et combien ont déjà dautres plans. Je lui dis de la décaler à la semaine prochaine et de ne pas oublier de prévenir Meirelles qui est le responsable des stages. Elle me fait une grimace comme pour me dire « tu penses vraiment que je pourrais oublier de prévenir Meirelles », mais prend note.
« Non, je pense que je ne vais pas venir. Lavion est à treize heures cest ça ? Cela me laisse le temps de morganiser à la maison. Tu penses quils vont réussir à survire ces quelques jours sans moi ? » lui demandé-je dun air très sérieux.
« Humm, je ne sais pas Chef. Je pense quil y a au moins deux stagiaires à qui vous allez manquer ». Elle me fait un clin dœil et nous nous mettons à rire. Je nai de contact avec absolument aucune des stagiaires et Gabriela le sait bien. De plus, elle a entendu dire quelles me trouvaient trop jeune à leur goût. Mais cest mieux ainsi, fréquenter des avocates ne ma attiré que des ennuis.
« Je venais aussi pour te dire que le Colonel Martins est arrivé, je peux le laisser entrer ? » Le Colonel Martins, je lavais complétement oublié ! Je dis à Gabriela de me laisser, que je vais le chercher dans la salle dattente. Le Colonel Cunha Martins est un vieillard de presque quatre-vingt-dix ans et qui était déjà notre client à lépoque de mon oncle-grand-père. Cest vraiment quelquun de bien et il adore passer au cabinet quand il se promène dans les alentours, alors que la plupart des choses quil me demande peuvent être dites ou expliquées par téléphone.
Il prévoit tous les rendez-vous au moins quinze jours avant et planifie tout au moindre détail. Heureusement aussi cest assez vite expédié, et ça ne dure pas longtemps. Aujourdhui il est venu me demander de laide sur des inventaires pour une altération de testament.
Il mapporte une feuille A4 manuscrite dans laquelle il explique clairement ce quil souhaite mais finit par tout me dire de vive voix. Il me demande des nouvelles de Becca et si tout se passe bien, il me serre ensuite très fort la main et me donne une tape sur lépaule et sort aussi rapidement quil est entré. Au final ça na pas duré plus de vingt minutes. Avec son âge et sa vitesse, il doit sûrement représenter le patient parfait de tout gérontologue.
Je remarque quil est déjà seize heures vingt, je commence donc à ranger mes affaires pour men aller, Becca mattend pour dix-sept heures et je naime pas la décevoir. Cest vrai quelle ne sait pas encore lire lheure mais il y a dautres manières de savoir si je suis en retard ou pas. Elle voit, par exemple, quels enfants sont déjà partis et ceux qui sont encore là et en faisant une moyenne avec les jours où elle part à lheure... Ils sont plus difficiles à duper que lon ne le pense. Dans une impulsion, je mets la lettre de Beauchamp et le fax de Creutzer dans ma sacoche, je ne sais pas bien pourquoi et je prends également lagenda électronique de mon père et les blocs-notes quil gardait dans le double fond du tiroir des choses vues et revues, mais on ne sait jamais ce qui peut sy trouver quand on les analyse dun autre œil.
Je mets mon manteau, toque à la porte de Gabriela pour lui dire au revoir et lui demander si elle veut que je lui ramène quelque chose de Funchal, elle me répond que non et me souhaite un bon voyage.
Jallais sortir lorsque je me souviens de quelque chose, je reviens en arrière et lui dis de ne dire à personne, même sous la torture, où nous allons séjourner. Jesquive la gomme quelle me lance et me dirige en courant vers la sortie pour éviter le qualificatif de « patron inhumain qui ne mérite pas sa secrétaire » qui me poursuit.
Le métro nest pas encore tout à fait plein lorsque je le prends Avenue de la République avant dix-sept heures moins dix, ce qui me laisse le temps de me balader jusquà Sancho Pança afin dobserver les filles qui passent. Cest un sport qui apporte beaucoup plus de plaisir en été, comme on pourrait dire, mais un homme dans ma situation doit profiter des opportunités quand elles se présentent. Je néchangerais contre rien au monde le fait de moccuper de Becca, mais il est vrai que lavoir à ma charge a complètement effacé ma vie amoureuse pour ne pas dire ma vie sexuelle qui est en hibernation. Enfin, par effacer, entendez par là quIsabel ma quitté. Mais ce nest toutefois pas plus mal. Il vaut mieux quelle soit partie plutôt que restée tout en nous rendant la vie difficile à moi ainsi quà la petite.
Mais ce nest pas seulement à cela que je fais référence : être père célibataire est vraiment compliqué. Comment puis-je sortir le soir ? Laisser Becca à une baby-sitter ? Ce devra être quelquun de très spécial pour quelle laccepte et je ne serais pas tranquille. De plus, si sagissait de une mauvais nuit, je ne suis pas sûr quune baby-sitter puisse la consoler. On verra bien si Lotta vient passer les vacances de Noël ici. Mais je ne pense pas, elle doit préférer les passer avec Jasper à Copenhague.
Je ne sais pas pourquoi je suis en train de me lamenter, cette phase de cauchemars pour laquelle elle mérite énormément dattention ne peut pas durer éternellement, et dès quelle ira mieux et quelle aura grandi un peu plus, je pourrai trouver quelquun pour soccuper delle pendant quelques heures afin que je puisse avoir de nouveau une vie sociale. Je dois me trouver des nouveaux amis, car la majorité de ceux que javais avant laccident se sont au fur et à mesure éloignés. Enfin, je ne leur jette pas la pierre, mais je nai pas vraiment apprécié ce genre dattitude.
Je suis déjà presque à la porte de la crèche et rien. Il y a des jours où lon ne peut pas se rincer lœil. Je me rends la salle du fond où elle doit être en train de terminer son goûter et je suis reçu par une course accélérée, câliné par des bras puis par des mains pleines de miettes et enduites de beurre criant « Kalle, Kalle ! ». Immédiatement, joublie que je nai pas de vie sociale ou amoureuse et que je ne suis plus allé au cinéma, à un concert ou à une exposition depuis que mes parents sont morts. Lécouter et la voir heureuse, quand on se retrouve chaque jour après le travail, me suffit à être de bonne humeur pour quelques temps. Je lui demande si sa journée sest bien passée et elle me répond que oui. Nous disons au revoir à ses amis pour aller à la salle de bains afin quelle se lave les mains et le visage avant de mettre son écharpe et son manteau, car, même sil ne pleut pas, le ciel sobscurcit et cest une fin daprès-midi désagréable avec beaucoup de vent.
Je mapprête à sortir mais je retourne dire à Ana que Becca ne va pas revenir avant lundi et reçois alors le deuxième regard chaleureux du jour. Cest agréable car elle est assez jolie mais si jamais cela se passait mal, ce serait Becca qui en souffrirait le plus.
Le voyage du retour en métro sest déroulé sans incident, malgré le fait davoir pris la chaise pliante avec nous et que le métro soit, comme dhabitude à dix-sept heures, bondé.
Arrivés à Marqûes, je lui demande si elle veut aller voir les illuminations et manger une glace, comme elle ma demandé ce matin, mais elle me dit non de la tête et nous changeons ainsi de rame en direction du Colombo. Nous y arrivons sans difficultés et montons lentement les marches avec la petite chaise dans la main je ne peux pas du tout la prendre dans mes bras puis rentrons dans la voiture et nous montons en route vers la maison.
Jouvre la porte dentrée à dix-huit heures quinze. On ne peut pas dire que nous avons fait un voyage éclair, en considérant que nous ne sommes même pas sortis de ce quon peut considérer le centre-ville.
Je commence à préparer le dîner auquel jai pensé tout le long du chemin depuis la crèche. Cest compliqué de cuisiner pour des enfants, ils aiment une chose aussi vite quils ne laiment plus. Mais aujourdhui jai une panne dinspiration culinaire (comme si un jour javais été très inspiré ). Je ne cherche alors pas plus loin que des poissons panés avec une purée de pommes de terre, un œuf poché et des rondelles de tomate, que des choses quelle aime ou du moins que dhabitude elle aime. Jaccompagne cela avec un verre de lait froid, encore un favori, et pour terminer une banane, quelle mange tel un petit singe.
À dix-huit heures trente, nous sommes assis à table et je commence à lui parler du voyage. Au début, elle aime beaucoup lidée, mais après lorsquelle se rend compte quelle ne va pas voir ses amis, elle ne sait plus si elle doit être contente ou pas. Finalement, elle arrive à la conclusion que prendre lavion est plus amusant que daller à la crèche et lexcitation sempare delle. Je naurais peut-être pas dû lui dire, ça va être difficile de la mettre au lit maintenant
« Kalle, kan jasitta på fonsteet? » Me demande-t-elle en me suppliant, comme toutes les fois où nous prenons lavion. « Javisst, bien sûr, bebé, mais pourquoi ? ». Je lui réponds cela en sachant très bien ce quelle veut. Elle me fait une tête qui laisse entendre quelle ne comprend pas comment je peux être adulte et ne pas comprendre pourquoi elle souhaite être assise côté hublot. « Et bien cest pour voir les zautres zavions et les petits canards quand ils passent dans le ciel à côté de nous, så klat ! » Mais voyons, comment ne puis-je pas comprendre immédiatement que cest pour cela que les gens sasseyent côté hublot dans les avions ? Nous continuons dans une discussion qui est un mélange de trois langues, notre tradition jusquà environ dix-neuf heures trente, moment à laquelle elle commence à bailler. Cependant, aujourdhui elle décide quelle veut regarder Pippi. Nous allons tout dabord à la salle de bains pour quelle se lave les mains et se brosse les dents et la laisse ensuite me poursuivre dans une course folle jusquau salon, entre rires et cris « Non ! Pas de chatouilles ! ». Je mets le DVD dans lappareil et allume la télévision, massieds dans le fauteuil et, comme prévu, au bout de 15 minutes elle dort déjà profondément.
Je la prends dans mes bras et lemmène jusquà sa chambre et lui enfile le pyjama tout délicatement sans faire de bruit. Je la couvre avec la couette car la nuit est humide et sors sur la pointe des pieds en laissant la lampe de chevet au cas où elle se réveille.
Je range la cuisine, mets la vaisselle dans le lave-vaisselle et prépare les vêtements pour les valises, que je ferai demain. Je massieds ensuite devant la télévision afin de regarder les informations de vingt-et-une heures trente sur Euronews. Ils mentionnent à nouveau les noms de Lentz et de Ferrara, mais précisent cette fois-ci que les deux victimes étaient au service dune linstitution de lUnion Européenne qui soccupe de la protection de lenfance (IEPE) et quils sétaient rendus au Brésil afin denquêter sur des cas dadoptions illégales de la part de citoyens de lUE, accompagnés de plaintes pour ventes et enlèvements denfants.
On ne peut pas dire quils entrent trop dans les détails, mais à vrai dire ce nest pas non plus une chaîne spécialisée dans de telles choses. Demain je vais essayer de voir si je peux me procurer un journal qui pourrait men dire plus sur cette histoire à laéroport. Peut-être que lun dentre eux aura préparé un traitement un peu plus approfondi sur la mort de ces deux personnes, en comparaison à celui dEuronews.
À la fin des informations, je prends ma sacoche et vais dans le bureau afin de faire des photocopies de la lettre, des annexes et du fax, jouvre le coffre où mes parents laissaient leurs papiers importants et y glisse les originaux. Si les personnes assassinées menaient une enquête sur des cas dadoptions illégales et sur des enlèvements denfants au Brésil, le plus probable est que le bracelet didentification et les documents qui semblent être des actes de naissance se réfèrent également à des enfants adoptés illégalement ou enlevés dans dautres pays. Ne pouvant pas lire les autres, je me replonge dans les actes de naissances angolais. Je remarque une chose dont je ne métais pas aperçu avant, en dessous du nom de la mère, sur lespace destiné à la profession, il y a, dans les deux cas, un trait fait au stylo. Et, encore dans les deux cas, sur lespace destiné à lidentification du père, un trait également fait au stylo.