Nous nous assîmes lun près de lautre. Je pris ses mains dans les miennes. Ah! Manon, lui dis-je en la regardant dun œil triste, je ne métais pas attendu à la noire trahison dont vous avez payé mon amour. Il vous était bien facile de tromper un cœur dont vous étiez la souveraine absolue, et qui mettait toute sa félicité à vous plaire et à vous obéir. Dites-moi maintenant si vous en avez trouvé daussi tendres et daussi soumis. Non, non, la Nature nen fait guère de la même trempe que le mien. Dites-moi, du moins, si vous lavez quelquefois regretté. Quel fond dois-je faire sur ce retour de bonté qui vous ramène aujourdhui pour le consoler? Je ne vois que trop que vous êtes plus charmante que jamais; mais au nom de toutes les peines que jai souffertes pour vous, belle Manon, dites-moi si vous serez plus fidèle.
Elle me répondit des choses si touchantes sur son repentir, et elle sengagea à la fidélité par tant de protestations et de serments, quelle mattendrit à un degré inexprimable. Chère Manon! lui dis-je, avec un mélange profane dexpressions amoureuses et théologiques, tu es trop adorable pour une créature. Je me sens le cœur emporté par une délectation victorieuse. Tout ce quon dit de la liberté à Saint-Sulpice est une chimère. Je vais perdre ma fortune et ma réputation pour toi, je le prévois bien ; je lis ma destinée dans tes beaux yeux ; mais de quelles pertes ne serai-je pas consolé par ton amour! Les faveurs de la fortune ne me touchent point ; la gloire me paraît une fumée ; tous mes projets de vie ecclésiastique étaient de folles imaginations ; enfin tous les biens différents de ceux que jespère avec toi sont des biens méprisables, puisquils ne sauraient tenir un moment, dans mon cœur, contre un seul de tes regards.
En lui promettant néanmoins un oubli général de ses fautes, je voulus être informé de quelle manière elle sétait laissé séduire par B Elle mapprit que, layant vue à sa fenêtre, il était devenu passionné pour elle ; quil avait fait sa déclaration en fermier général, cest-à-dire en lui marquant dans une lettre que le payement serait proportionné aux faveurs; quelle avait capitulé dabord, mais sans autre dessein que de tirer de lui quelque somme considérable qui pût servir à nous faire vivre commodément; quil lavait éblouie par de si magnifiques promesses, quelle sétait laissé ébranler par degrés[22]; que je devais juger pourtant de ses remords par la douleur dont elle mavait laissé voir des témoignages, la veille de notre séparation ; que, malgré lopulence dans laquelle il lavait entretenue, elle navait jamais goûté de bonheur avec lui, non seulement parce quelle ny trouvait point, me dit-elle, la délicatesse de mes sentiments et lagrément de mes manières, mais parce quau milieu même des plaisirs quil lui procurait sans cesse, elle portait, au fond du cœur, le souvenir de mon amour, et le remords de son infidélité. Elle me parla de Tiberge et de la confusion extrême que sa visite lui avait causée. Un coup dépée dans le cœur, ajouta-t-elle, maurait moins ému le sang. Je lui tournai le dos, sans pouvoir soutenir un moment sa présence. Elle continua de me raconter par quels moyens elle avait été instruite de mon séjour à Paris, du changement de ma condition et de mes exercices de Sorbonne. Elle massura quelle avait été si agitée, pendant la dispute, quelle avait eu beaucoup de peine, non seulement à retenir ses larmes, mais ses gémissements mêmes et ses cris, qui avaient été plus dune fois sur le point déclater. Enfin, elle me dit quelle était sortie de ce lieu la dernière, pour cacher son désordre, et que, ne suivant que le mouvement de son cœur et limpétuosité de ses désirs, elle était venue droit au séminaire, avec la résolution dy mourir si elle ne me trouvait pas disposé à lui pardonner.
Où trouver un barbare quun repentir si vif et si tendre neût pas touché? Pour moi, je sentis, dans ce moment, que jaurais sacrifié pour Manon tous les évêchés du monde chrétien. Je lui demandai quel nouvel ordre elle jugeait à propos de mettre dans nos affaires. Elle me dit quil fallait sur-le-champ sortir du séminaire, et remettre à nous arranger dans un lieu plus sûr. Je consentis à toutes ses volontés sans réplique. Elle entra dans son carrosse, pour aller mattendre au coin de la rue. Je méchappai un moment après sans être aperçu du portier. Je montai avec elle. Nous passâmes à la friperie. Je repris les galons et lépée. Manon fournit aux frais[23], car jétais sans un sou ; et dans la crainte que je ne trouvasse de lobstacle à ma sortie de Saint-Sulpice, elle navait pas voulu que je retournasse un moment à ma chambre pour y prendre mon argent. Mon trésor, dailleurs, était médiocre, et elle assez riche des libéralités de B pour mépriser ce quelle me faisait abandonner. Nous conférâmes, chez le fripier même, sur le parti que nous allions prendre. Pour me faire valoir[24] davantage le sacrifice quelle me faisait de B, elle résolut de ne pas garder avec lui le moindre ménagement. Je veux lui laisser ses meubles, me dit-elle, ils sont à lui ; mais jemporterai, comme de justice, les bijoux et près de soixante mille francs que jai tirés de lui depuis deux ans. Je ne lui ai donné nul pouvoir sur moi, ajouta-t-elle; ainsi nous pouvons demeurer sans crainte à Paris, en prenant une maison commode où nous vivrons heureusement. Je lui représentai que, sil ny avait point de péril pour elle, il y en avait beaucoup pour moi, qui ne manquerais point tôt ou tard dêtre reconnu, et qui serais continuellement exposé au malheur que javais déjà essuyé. Elle me fit entendre quelle aurait du regret à quitter Paris. Je craignais tant de la chagriner, quil ny avait point de hasards que je ne méprisasse pour lui plaire ; cependant, nous trouvâmes un tempérament raisonnable, qui fut de louer une maison dans quelque village voisin de Paris, doù il nous serait aisé daller à la ville lorsque le plaisir ou le besoin nous y appellerait. Nous choisîmes Chaillot, qui nen est pas éloigné. Manon retourna sur-le-champ chez elle. Jallai lattendre à la petite porte du jardin des Tuileries. Elle revint une heure après, dans un carrosse de louage[25], avec une fille qui la servait, et quelques malles où ses habits et tout ce quelle avait de précieux était renfermé.
Nous ne tardâmes point à gagner Chaillot. Nous logeâmes la première nuit à lauberge, pour nous donner le temps de chercher une maison, ou du moins un appartement commode. Nous en trouvâmes, dès le lendemain, un de notre goût.[26]
Mon bonheur me parut dabord établi dune manière inébranlable. Manon était la douceur et la complaisance même. Elle avait pour moi des attentions si délicates, que je me crus trop parfaitement dédommagé de toutes mes peines. Comme nous avions acquis tous deux un peu dexpérience, nous raisonnâmes sur la solidité de notre fortune. Soixante mille francs, qui faisaient le fond de nos richesses, nétaient pas une somme qui pût sétendre autant que le cours dune longue vie. Nous nétions pas disposés dailleurs à resserrer trop notre dépense. La première vertu de Manon, non plus que la mienne, nétait pas léconomie. Voici le plan que je me proposai : Soixante mille francs, lui dis-je, peuvent nous soutenir pendant dix ans. Deux mille écus nous suffiront chaque année, si nous continuons de vivre à Chaillot. Nous y mènerons une vie honnête, mais simple. Notre unique dépense sera pour lentretien dun carrosse, et pour les spectacles. Nous nous réglerons. Vous aimez lOpéra : nous irons deux fois la semaine. Pour le jeu, nous nous bornerons tellement que nos pertes ne passeront jamais deux pistoles. Il est impossible que, dans lespace de dix ans, il narrive point de changement dans ma famille ; mon père est âgé, il peut mourir. Je me trouverai du bien, et nous serons alors au-dessus de toutes nos autres craintes.
Cet arrangement neût pas été la plus folle action de ma vie, si nous eussions été assez sages pour nous y assujettir constamment Mais nos résolutions ne durèrent guère plus dun mois. Manon était passionnée pour le plaisir ; je létais pour elle. Il nous naissait à tous moments, de nouvelles occasions de dépense ; et loin de regretter les sommes quelle employait quelquefois avec profusion je fus le premier à lui procurer tout ce que je croyais propre à lui plaire. Notre demeure de Chaillot commença même à lui devenir à charge. Lhiver approchait; tout le monde retournait à la ville, et la campagne devenait déserte. Elle me proposa de reprendre une maison à Paris. Je ny consentis point; mais, pour la satisfaire en quelque chose, je lui dis que nous pouvions y louer un appartement meublé, et que nous y passerions la nuit lorsquil nous arriverait de quitter trop tard lassemblée où nous allions plusieurs fois la semaine ; car lincommodité de revenir si tard à Chaillot était le prétexte quelle apportait pour le vouloir quitter. Nous nous donnâmes ainsi deux logements, lun à la ville, et lautre à la campagne. Ce changement mit bientôt le dernier désordre dans nos affaires, en faisant naître deux aventures qui causèrent notre ruine.
Manon avait un frère, qui était garde du corps[27]. Il se trouva malheureusement logé, à Paris, dans la même rue que nous. Il reconnut sa sœur, en la voyant le matin à sa fenêtre. Il accourut aussitôt chez nous. Cétait un homme brutal et sans principes dhonneur. Il entra dans notre chambre en jurant horriblement, et comme il savait une partie des aventures de sa sœur, il laccabla dinjures et de reproches. Jétais sorti un moment auparavant, ce qui fut sans doute un bonheur pour lui ou pour moi, qui nétais rien moins que disposé à souffrir une insulte. Je ne retournai au logis quaprès son départ. La tristesse de Manon me fit juger quil sétait passé quelque chose dextraordinaire. Elle me raconta la scène fâcheuse quelle venait dessuyer, et les menaces brutales de son frère. Jen eus tant de ressentiment que jeusse couru sur-le-champ à la vengeance si elle ne meût arrêté par ses larmes. Pendant que je mentretenais avec elle de cette aventure, le garde du corps rentra dans la chambre où nous étions, sans sêtre fait annoncer. Je ne laurais pas reçu aussi civilement que je fis si je leusse connu; mais, nous ayant salués dun air riant, il eut le temps de dire à Manon quil venait lui faire des excuses de son comportement; quil lavait crue dans le désordre, et que cette opinion avait allumé sa colère ; mais que, sétant informé qui jétais, dun de nos domestiques, il avait appris de moi des choses si avantageuses, quelles lui faisaient désirer de bien vivre avec nous. Quoique cette information, qui lu venait dun de mes laquais, eût quelque chose de bizarre et de choguant, je reçus son compliment avec honnêteté. Je crus foire plaisir à Manon. Elle paraissait charmée de le voir porté à se réconcilier. Nous le retînmes à dîner.[28] Il se rendit, en peu de moments, si familier, que nous ayant entendus parler de notre retour à Chaillot, il voulut absolument nous tenir compagnie. Il fallut lui donner une place dans notre carrosse. Ce fut une prise de possession, car il saccoutuma bientôt à nous voir avec tant de plaisir quil fit sa maison de la nôtre et quil se rendit le maître, en quelque sorte, de tout ce qui nous appartenait. Il mappelait son frère, et sous prétexte de la liberté fraternelle, il se mit sur le pied damener tous ses amis dans notre maison de Chaillot, et de les y traiter à nos dépens. Il se fit habiller magnifiquement à nos frais. Il nous engagea même à payer toutes ses dettes. Je fermais les yeux sur cette tyrannie, pour ne pas déplaire à Manon, jusquà feindre de ne pas mapercevoir quil tirait delle, de temps en temps, des sommes considérables. Il est vrai, quétant grand joueur, il avait la fidélité de lui en remettre une partie lorsque la fortune le favorisait; mais la nôtre était trop médiocre pour fournir longtemps à des dépenses si peu modérées. Jétais sur le point de mexpliquer fortement avec lui, pour nous délivrer de ses importunités, lorsquun funeste accident mépargna cette peine, en nous en causant une autre qui nous abîma sans ressource.
Nous étions demeurés un jour à Paris, pour y coucher, comme il nous arrivait fort souvent. La servante, qui restait seule à Chailiot dans ces occasions, vint mavertir, le matin, que le feu avait pris, pendant la nuit, dans ma maison, et quon avait eu beaucoup de difficulté à léteindre. Je lui demandai si nos meubles avaient souffert quelque dommage ; elle me répondit quil y avait eu une si grande confusion, causée par la multitude détrangers qui étaient venus au secours, quelle ne pouvait être assurée de rien. Je tremblai pour notre argent, qui était renfermé dans une petite caisse. Je me rendis promptement à Chaillot. Diligence inutile, la caisse avait déjà disparu. Jéprouvai alors quon peut aimer largent sans être avare. Cette perte me pénétra dune si vive douleur que jen pensai perdre la raison. Je compris tout dun coup à quels nouveaux malheurs jallais me trouver exposé ; lindigence était le moindre. Je connaissais Manon ; je navais déjà que trop éprouvé que, quelque fidèle et quelque attachée quelle me fût dans la bonne fortune, il ne fallait pas compter sur elle dans la misère. Elle aimait trop labondance et les plaisirs pour me les sacrifier : Je la perdrai, m écriai-je. Malheureux Chevalier, tu vas donc perdre encore tout ce que tu aimes! Cette pensée me jeta dans un trouble si affreux, que je balançai, pendant quelques moments, si je ne ferais pas mieux de finir tous mes maux par la mort. Cependant, je conservai assez de présence desprit pour vouloir examiner auparavant sil ne me restait nulle ressource. Le Ciel me fit naître une idée, qui arrêta mon désespoir. Je crus quil ne me serait pas impossible de cacher notre perte à Manon, et que, par industrie ou par quelque faveur du hasard, je pourrais fournir assez honnêtement à son entretien pour lempêcher de sentir la nécessité. Jai compté, disais-je pour me consoler, que vingt mille écus nous suffiraient pendant dix ans. Supposons que les dix ans soient écoulés, et que nul des changements que jespérais ne soit arrivé dans ma famille. Quel parti prendrais-je? Je ne le sais pas trop bien, mais, ce que je ferais alors, qui mempêche de le faire aujourdhui? Combien de personnes vivent à Paris, qui nont ni mon esprit, ni mes qualités naturelles, et qui doivent néanmoins leur entretien à leurs talents, tels quils les ont! La Providence, ajoutais-je, en réfléchissant sur les différents états de la vie, na-t-elle pas arrangé les choses fort sagement? La plupart des grands et des riches sont des sots : cela est clair à qui connaît un peu le monde. Or il y a là-dedans une justice admirable. Sils joignaient lesprit aux richesses, ils seraient trop heureux, et le reste des hommes trop misérable. Les qualités du corps et de lâme sont accordées à ceux-ci, comme des moyens pour se tirer de la misère et de la pauvreté. Les uns prennent part aux richesses des grands en servant à leurs plaisirs : ils en font des dupes ; dautres servent à leur instruction, ils tâchent den faire dhonnêtes gens ; il est rare, à la vérité, quil y réussissent, mais ce nest pas là le but de la divine Sagesse : ils tirent toujours un fruit de leurs soins, qui est de vivre aux dépens de ceux quils instruisent ; et de quelque façon quon le prenne, cest un fond excellent de revenu pour les petits, que la sottise des riches et des grands.