Ces pensées me remirent un peu le cœur et la tête. Je résolus dabord daller consulter M. Lescaut, frère de Manon. Il connaissait parfaitement Paris, et je navais eu que trop doccasions de reconnaître que ce nétait ni de son bien ni de la paye du roi quil tirait son plus clair revenu. Il me restait à peine vingt pistoles qui sétaient trouvées heureusement dans ma poche. Je lui montrai ma bourse, en lui expliquant mon malheur et mes craintes, et je lui demandai sil y avait pour moi un parti à choisir entre celui de mourir de faim, ou de me casser la tête de désespoir. Il me répondit que se casser la tête était la ressource des sots ; pour mourir de faim, quil y avait quantité de gens desprit qui sy voyaient réduits, quand ils ne voulaient pas faire usage de leurs talents ; que cétait à moi dexaminer de quoi jétais capable; quil massurait de son secours et de ses conseils dans toutes mes entreprises.
Cela est bien vague, monsieur Lescaut, lui dis-je; mes besoins demanderaient un remède plus présent, car que voulez-vous que je dise à Manon? À propos de Manon, reprit-il, quest-ce qui vous embarrasse? Navez-vous pas toujours, avec elle, de quoi finir vos inquiétudes quand vous le voudrez? Une fille comme elle devrait nous entretenir, vous, elle et moi. Il me coupa la réponse que cette impertinence méritait, pour continuer de me dire quil me garantissait avant le soir mille écus à partager entre nous, si je voulais suivre son conseil; quil connaissait un seigneur, si libéral sur le chapitre des plaisirs, quil était sûr que mille écus ne lui coûteraient rien pour obtenir les faveurs dune fille telle que Manon. Je larrêtai. Javais meilleure opinion de vous, lui répondis-je ; je métais figuré que le motif que vous aviez eu, pour maccorder votre amitié, était un sentiment tout opposé à celui où vous êtes maintenant. Il me confessa impudemment quil avait toujours pensé de même, et que sa sœur ayant une fois violé les lois de son sexe, quoique en faveur de lhomme quil aimait le plus, il ne sétait réconcilié avec elle que dans lespérance de tirer parti de sa mauvaise conduite[29]. Il me fut aisé de juger que jusqualors nous avions été ses dupes. Quelque émotion néanmoins que ce discours meût causée, le besoin que javais de lui mobligea de répondre, en riant, que son conseil était une dernière ressource quil fallait remettre à lextrémité. Je le priai de mouvrir quelque autre voie. Il me proposa de profiter de ma jeunesse et de la figure avantageuse que javais reçue de la nature, pour me mettre en liaison avec quelque dame vieille et libérale. Je ne goûtai pas non plus ce parti, qui maurait rendu infidèle à Manon ; je lui parlai du jeu, comme du moyen le plus facile, et le plus convenable à ma situation. Il me dit que le jeu, à la vérité, était une ressource, mais que cela demandait dêtre expliqué ; quentreprendre de jouer simplement, avec les espérances communes, cétait le vrai moyen dachever ma perte; que de prétendre exercer seul, et sans être soutenu, les petits moyens quun habile homme emploie pour corriger la fortune, était un métier trop dangereux ; quil y avait une troisième voie, qui était celle de lassociation, mais que ma jeunesse lui faisait craindre que messieurs les Confédérés ne me jugeassent point encore les qualités propres à la Ligue. Il me promit néanmoins ses bons offices auprès deux ; et ce que je naurais pas attendu de lui, il moffrit quelque argent, lorsque je me trouverais pressé du besoin. Lunique grâce que je lui demandai, dans les circonstances, fut de ne rien apprendre à Manon de la perte que javais faite, et du sujet de notre conversation.
Je sortis de chez lui, moins satisfait encore que je ny étais entré ; je me repentis même de lui avoir confié mon secret. Il navait rien fait, pour moi, que je neusse pu obtenir de même sans cette ouverture, et je craignais mortellement quil ne manquât à la promesse quil mavait faite de ne rien découvrir à Manon. Javais lieu dappréhender aussi, par la déclaration de ses sentiments, quil ne formât le dessein de tirer parti delle, suivant ses propres termes, en lenlevant de mes mains, ou, du moins, en lui conseillant de me quitter pour sattacher à quelque amant plus riche et plus heureux. Je fis là-dessus mille réflexions, qui naboutirent quà me tourmenter et à renouveler le désespoir où javais été le matin. Il me vint plusieurs fois à lesprit décrire à mon père, et de feindre une nouvelle conversion, pour obtenir de lui quelque secours dargent ; mais je me rappelai aussitôt que, malgré toute sa bonté, il mavait resserré six mois dans une étroite prison, pour ma première faute ; jétais bien sûr quaprès un éclat tel que lavait dû causer ma fuite de Saint-Sulpice, il me traiterait beaucoup plus rigoureusement. Enfin, cette confusion de pensées en produisit une qui remit le calme tout dun coup dans mon esprit, et que je métonnai de navoir pas eue plus tôt, ce fut de recourir à mon ami Tiberge, dans lequel jétais bien certain de retrouver toujours le même fond de zèle et damitié. Rien nest plus admirable, et ne fait plus dhonneur à la vertu, que la confiance avec laquelle on sadresse aux personnes dont on connaît parfaitement la probité. On sent quil ny a point de risque à courir. Si elles ne sont pas toujours en état doffrir du secours, on est sûr quon en obtiendra du moins de la bonté et de la compassion. Le cœur, qui se ferme avec tant de soin au reste des hommes, souvre naturellement en leur présence, comme une fleur sépanouit à la lumière du soleil, dont elle nattend quune douce influence.
Je regardai comme un effet de la protection du Ciel de mêtre souvenu si à propos de Tiberge, et je résolus de chercher les moyens de le voir avant la fin du jour. Je retournai sur-le-champ au logis, pour lui écrire un mot, et lui marquer un lieu propre à notre entretien. Je lui recommandais le silence et la discrétion, comme un des plus importants services quil pût me rendre dans la situation de mes affaires. La joie que lespérance de le voir minspirait effaça les traces du chagrin que Manon naurait pas manqué dapercevoir sur mon visage. Je lui parlai de notre malheur de Chaillot comme dune bagatelle qui ne devait pas lalarmer; et Paris étant le lieu du monde où elle se voyait avec le plus de plaisir, elle ne fut pas fâchée de mentendre dire quil était à propos dy demeurer, jusquà ce quon eût réparé à Chaillot quelques légers effets de lincendie. Une heure après, je reçus la réponse de Tiberge, qui me promettait de se rendre au lieu de lassignation. Jy courus avec impatience. Je sentais néanmoins quelque honte daller paraître aux yeux dun ami, dont la seule présence devait être un reproche de mes désordres, mais lopinion que javais de la bonté de son cœur et lintérêt de Manon soutinrent ma hardiesse.
Je lavais prié de se trouver au jardin du Palais-Royal. Il y était avant moi. Il vint membrasser, aussitôt quil meut aperçu. Il me tint serré longtemps entre ses bras, et je sentis mon visage mouillé de ses larmes. Je lui dis que je ne me présentais à lui quavec confusion, et que je portais dans le cœur un vif sentiment de mon ingratitude ; que la première chose dont je le conjurais était de mapprendre sil métait encore permis de le regarder comme mon ami, après avoir mérité si justement de perdre son estime et son affection. Il me répondit, du ton le plus tendre, que rien nétait capable de le faire renoncer à cette qualité; que mes malheurs mêmes, et si je lui permettais de le dire, mes fautes et mes désordres, avaient redoublé sa tendresse pour moi ; mais que cétait une tendresse mêlée de la plus vive douleur, telle quon la sent pour une personne chère, quon voit toucher à sa perte sans pouvoir la secourir.
Je lavais prié de se trouver au jardin du Palais-Royal. Il y était avant moi. Il vint membrasser, aussitôt quil meut aperçu. Il me tint serré longtemps entre ses bras, et je sentis mon visage mouillé de ses larmes. Je lui dis que je ne me présentais à lui quavec confusion, et que je portais dans le cœur un vif sentiment de mon ingratitude ; que la première chose dont je le conjurais était de mapprendre sil métait encore permis de le regarder comme mon ami, après avoir mérité si justement de perdre son estime et son affection. Il me répondit, du ton le plus tendre, que rien nétait capable de le faire renoncer à cette qualité; que mes malheurs mêmes, et si je lui permettais de le dire, mes fautes et mes désordres, avaient redoublé sa tendresse pour moi ; mais que cétait une tendresse mêlée de la plus vive douleur, telle quon la sent pour une personne chère, quon voit toucher à sa perte sans pouvoir la secourir.
Nous nous assîmes sur un banc. Hélas! lui dis-je, avec un soupir parti du fond du cœur, votre compassion doit être excessive, mon cher Tiberge, si vous massurez, quelle est égale à mes peines. Jai honte de vous les laisser voir, car je confesse que la cause nen est pas glorieuse, mais leffet en est : si triste quil nest pas besoin de maimer autant que vous faites pour en être attendri. Il me demanda, comme une marque damitié, de lui raconter sans déguisement ce qui métait arrivé depuis mon départ de Saint-Sulpice. Je le satisfis ; et loin daltérer quelque chose à la vérité, ou de diminuer mes fautes pour les faire trouver plus excusables, je lui parlai de ma passion avec toute la force quelle minspirait. Je la lui représentai comme un de ces coups particuliers du destin qui sattache à la ruine dun misérable, et dont il est aussi impossible à la vertu de se défendre quil la été à la sagesse de les prévoir. Je lui fis une vive peinture de mes agitations, de mes craintes, du désespoir où jétais deux heures avant que de le voir, et de celui dans lequel jallais retomber, si jétais abandonné par mes amis aussi impitoyablement que par la fortune; enfin, jattendris tellement le bon Tiberge, que je le vis aussi affligé par la compassion que je létais par le sentiment de mes peines. Il ne se lassait point de membras-ser, et de mexhorter à prendre du courage et de la consolation, mais, comme il supposait toujours quil fallait me séparer de Manon, je lui fis entendre nettement que cétait cette séparation même que je regardais comme la plus grande de mes infortunes, et que jétais disposé à souffrir, non seulement le dernier excès de la misère, mais la mort la plus cruelle, avant que de recevoir un remède plus insupportable que tous mes maux ensemble.
Expliquez-vous donc, me dit-il : quelle espèce de secours suis-je capable de vous donner, si vous vous révoltez contre toutes mes propositions? Je nosais lui déclarer que cétait de sa bourse que javais besoin. Il le comprit pourtant à la fin, et mayant confessé quil croyait mentendre, il demeura quelque temps suspendu, avec lair dune personne qui balance. Ne croyez pas, reprit-il bientôt, que ma rêverie vienne dun refroidissement de zèle et damitié. Mais à quelle alternative me réduisez-vous, sil faut que je vous refuse le seul secours que vous voulez accepter, ou que je blesse mon devoir en vous laccordant? car nest-ce pas prendre part à votre désordre, que de vous y faire persévérer? Cependant, continua-t-il après avoir réfléchi un moment, je mimagine que cest peut-être létat violent où lindigence vous jette, qui ne vous laisse pas assez de liberté pour choisir le meilleur parti ; il faut un esprit tranquille pour goûter la sagesse et la vérité. Je trouverai le moyen de vous faire avoir quelque argent. Permettez-moi, mon cher Chevalier, ajouta-t-il en membrassant, dy mettre seulement une condition : cest que vous mapprendrez le lieu de votre demeure, et que vous souffrirez que je fasse du moins mes efforts pour vous ramener à la vertu, que je sais que vous aimez, et dont il ny a que la violence de vos passions qui vous écarte. Je lui accordai sincèrement tout ce quil souhaitait, et je le priai de plaindre la malignité de mon sort, qui me faisait profiter si mal des conseils dun ami si vertueux. Il me mena aussitôt chez un banquier de sa connaissance, qui mavança cent pistoles sur son billet, car il nétait rien moins quen argent comptant. Jai déjà dit quil nétait pas riche. Son bénéfice valait mille écus, mais, comme cétait la première année quil le possédait, il navait encore rien touché du revenu : cétait sur les fruits futurs quil me faisait cette avance.