Cest lune des grandes entreprises du règne du Magnanime que de soigner son image de patron des lettres et des arts, mettant la cour au diapason de la floraison humaniste que connaît la péninsule italienne au milieu du XVe siècle. La destruction des archives de Naples en 1943 a privé les historiens des archives royales et les conséquences historiographiques de lincendie sont sensibles: ne subsistent en Italie, pour faire lhistoire dAlphonse le Magnanime, que les chroniques et la production humaniste commanditée par lui, ce qui introduit un biais méthodologique considérable. La légende dorée du «roi qui a fait la Renaissance à Naples» tend à déterminer lanalyse dun règne souvent lu au prisme de lacculturation réussie du conquérant au vent nouveau de lhumanisme, renouant avec les langues antiques et exhumant les textes des Anciens.
Pourtant, linstallation de la cour dAlphonse le Magnanime à Naples ne saurait se réduire à cette réussite culturelle, ni lhistoire des relations entre la ville capitale et la société curiale sarrêter à lemblématique triomphe de 1443. Dailleurs, une lecture précise des chroniques donne un autre son de cloche: entre la capitale méridionale et les officiers domestiques et administratifs venus de la péninsule ibérique, les relations sont complexes, teintées de xénophobie et de mauvais souvenirs laissés par lincendie général de la ville basse et les violences des armées du Magnanime en 14236. Cest pourquoi il est utile de proposer une histoire des relations entre la ville et la cour qui sécarte délibérément de ce quon pourrait qualifier d «histoire en mode majeur», dans laquelle la voix du pouvoir est assourdissante dans les fêtes et les célébrations monarchiques. Passons en «mode mineur», étudions la place de la cour et des curiaux dans la vie quotidienne à Naples, dans les rues, un jour banal7. Nous déambulerons des lieux institutionnels de la cour aux lieux de vie des curiaux en ville, avant de nous attacher au roi et à la manifestation de sa présence dans la capitale de son royaume italien.
FIG. 1. LA NAPLES MÉDIÉVALE DANS LES MURAILLES ANGEVINES, LES CHÂTEAUX ET LE LITTORAL ACTUEL
Source: SMURRA, 2001, p. 17.
1. LA COUR EN MIETTES: PLUSIEURS LIEUX CURIAUX EN VILLE
Naples dispose de deux résidences royales. La plus ancienne est Castel Capuano8. Édifiée sur ordre du roi normand Guillaume Ier, elle sert de 1160 à 1282, jusquà ce que Charles Ier dAnjou décide la construction dun autre château, Castelnuovo. Couramment désigné en italien par lexpression «maschio angioino» qui signifie «donjon angevin», ce château donnant sur la baie, hors des murs de la ville, manifeste par sa situation le caractère exogène de la domination politique du royaume. Une nette hiérarchisation se dessine en faveur de Castelnuovo, la plus grande et la plus récente de ces résidences, dès la période angevine précédant la conquête du Trastamare.
Pendant presque la totalité du règne dAlphonse le Magnanime, Castelnuovo est un gigantesque chantier: Naples est conquise en 1442, mais cest seulement en 1457 que les travaux de Castelnuovo semblent toucher à leur fin car le roi commence à y célébrer des banquets quil donnait jusqualors à proximité de léglise de lIncoronata, près du château, dans la zone hors les murs nommée «le Correge», dont on sait quelle était régulièrement utilisée pour des joutes par le Magnanime comme par ses prédécesseurs9. Des considérations pratiques et stratégiques président aux travaux du château: déplacement de lentrée, ajout de tours, adduction deau, creusement dune citerne10. Il faut insister sur le fait que le château est la pièce maîtresse du dispositif de défense de la ville et sa principale garnison. En raison de lampleur des travaux, le nombre exact doccupants permanents du château est impossible à établir, tant pour les civils que pour les gens darmes. Mais il est évident quavec ces travaux et la double fonction du château, politique et militaire, la place a beaucoup manqué à Castelnuovo. Le châtelain lui-même, le Valencien Arnau Sanz, pourtant commandant en chef de la garnison, ne vivait pas dans le château. Il disposait à proximité immédiate dune maison dont la location était prise en charge par le roi11. Cest un privilège très rare que celui de résider à Castelnuovo. Il est accordé en 1457 à lhumaniste lombard Pier Candido Decembrio, avec le titre honorifique de secrétaire royal et une pension viagere12. Le cas de Decembrio est unique et certainement une marque de considération extraordinaire.
Le manque de place, conjugué aux désagréments causés par les travaux, peut se lire en creux dans les nombreuses délocalisations dans Naples des organes de ladministration et des conseils, comme on le verra plus loin. Même les écuries sont concernées par cette logique dexternalisation, puisquen mai 1446 le trésorier Guillem Pujades note dans ses comptes quil retient 54 ducats pour le loyer de deux maisons de la rua catalana, où se trouvent une partie des chevaux du roi13. Cette «rue catalane» se trouve à proximité de Castelnuovo mais à lintérieur des murailles, cest la première à droite après avoir franchi la porte de la ville la plus proche du château. De nombreuses auberges sy trouvent car cest généralement par là quon entre dans Naples en arrivant de Rome. La zone devait regorger décuries.
Lexternalisation concerne aussi les différentes administrations qui assurent le gouvernement des États du Magnanime, à commencer par les deux emblématiques institutions de la Vicaria et de la Sommaria. La Vicaria est la cour dappel du royaume de Naples (Regno). Cette institution dorigine angevine est maintenue sous les Trastamare. En octobre 1453, les registres du trésorier Matteu Pujades mentionnent un paiement au majordome Alfonso dAvalos pour une maison que le roi lui achète près de léglise San Gregorio (à la limite entre les sieges Capuano et Montagna, voir Figure 2) afin dy installer la Vicaria14. Limportante activité de cet organe judiciaire essentiel du Regno est donc délocalisée au cœur de la ville, à linstar de ce qui a eu lieu avec la Sommaria, au moins deux ans plus tôt. La Sommaria révise les comptes des officiers et ses attributions judiciaires lui permettent de poursuivre ceux qui rendent des comptes fautifs ou frauduleux. Elle juge aussi les litiges relatifs à ladministration des finances du Regno. Installée depuis 1451 dans une maison près de Santa Maria Maggiore15, elle est déplacée près du centre du siège Nido en mars 1456 (voir Figure 4). Cest lenregistrement de son loyer de 80 ducats par an qui nous renseigne sur sa localisation dans la capitale à cette date. De plus, on apprend à cette occasion que la maison en question abrite le dépôt de draps de la garde-robe16. Le mois suivant, le roi achète la maison, pour 3000 ducats. Cet achat témoigne de la nécessité pérenne dinstaller hors des murs des résidences royales des activités nécessitant de lespace pour fonctionner ou des capacités de stockage.
FIG. 2. LES SIÈGES, CIRCONSCRIPTIONS MUNICIPALES DE NAPLES, ET LE TRACÉ DES MURAILLES ANGEVINES
FIG. 2. LES SIÈGES, CIRCONSCRIPTIONS MUNICIPALES DE NAPLES, ET LE TRACÉ DES MURAILLES ANGEVINES
Source: ã de lauteur.
Pendant le règne du Magnanime, le principal pôle dexternalisation de fonctions politiques ou subalternes (stockage) est larsenal, à droite du môle qui se trouve au pied de Castelnuovo et que lon distingue sur la Figure 2. Cet arsenal a dailleurs bénéficié de nombreux travaux et agrandissements. Sa proximité avec Castelnuovo et la rua catalana fait de ce vaste espace une sorte dannexe du château, notamment un lieu de stockage: on y entrepose par exemple des tables utilisées pour un banquet à Castelnuovo en 145617. En 1466, le fils du Magnanime en fait sortir une centaine de lances à loccasion dune joute18. Mais larsenal nest pas quun dépôt du château. Il est surtout un lieu fréquenté par les officiers curiaux et les membres de ladministration de la couronne. Il a abrité la scrivania de ració jusquen 1466, date à laquelle elle est déplacée en ville, vers une maison du secrétaire Diomede Carafa dans le siège Nido. Cette scrivania de ració est la structure de lhôtel royal en charge des paiements des quitacions (salaires) de la totalité du personnel domestique ou assimilé, ordonnés par le biais dordres écrits, les albarans de quitació ou les albarans de vestir selon que le paiement a lieu en numéraire ou en nature19. Compte tenu de la centralité de ladministration financiere dans la vie curiale, en raison aussi des fréquentes allées et venues quelle génère, on peut considérer que larsenal est lun des lieux essentiels du travail et de la sociabilité curiale. Il faut donc se représenter un va-et-vient permanent entre Castelnuovo et larsenal: un flux dofficiers de lhôtel royal, dobjets encombrants, mais aussi les parcours des officiers vers le cœur de la ville et le siège Nido, après quon y a installé le dépôt détoffes de la garde-robe royale, pour les paiements sous forme de coupons de drap. De plus, sa localisation au débouché immédiat du môle assure à larsenal la fréquentation de tous les marchands et hommes daffaires arrivant à Naples, dont beaucoup en provenance de la couronne dAragon ont des liens familiaux avec les officiers du trésor royal20.
En plus dabriter la scrivania de ració, larsenal semble avoir servi de quartier de logements pour certains des officiers royaux, dont le trésorier Guillem Pujades. En 1456, les envoyés de la Generalitat de Catalogne Bernat Fiveller et Pere Joan de Sant-Climent, ainsi que lenvoyé à Naples des Corts de Catalogne, Pere Dusay, sont accueillis à larsenal par Guillem Pujades. Le trésorier est alors coordonnateur des préparatifs que le Magnanime ordonne pour la croisade contre les Turcs et il héberge à larsenal Pere Dusay21.
FIG. 3. LA ZONE DE LARSENAL À NAPLES
Il faut ajouter à ce dossier sur la dispersion des lieux curiaux dans Naples le fait que le roi quitte régulièrement la ville pour Torre del Greco, située à quelques kilomètres dans la baie. À partir de 1448, le roi a une maîtresse, la napolitaine Lucrèce dAlagno, installée par ses soins dans la rocca (la forteresse) qui donne son nom à la petite agglomération maritime. Alphonse passe un temps considérable à Torre del Greco, entre un tiers et la moitié de lannée durant la décennie de liaison notoire des amants, de 1448 à la mort du roi en juin 1458. Daprès les récits des ambassadeurs qui fréquentent alors la cour napolitaine, le roi fait de nombreux aller-retour entre Naples et Torre del Greco, souvent dans la journée22. On doit donc logiquement considérer quune partie du personnel domestique du Magnanime y était à demeure. De plus, les témoignages dambassadeurs permettent détablir que des membres du conseil royal se rendent quotidiennement à Torre del Greco. En septembre 1451, lambassadeur catalan Antoni Vinyes note avec préoccupation que le gouverneur de Catalogne Bernat de Requesens, ennemi politique de sa faction, a même loué un logement à Torre del Greco:
Monseigneur Requesens a loué une baraque ou grange à Torre del Greco, et il nen bouge ni le jour ni la nuit. Pour cette raison, je dois y aller plus souvent quautrement, afin de lutter contre son influence dans lesprit du roi23.
En attribuant à Requesens une «baraque ou grange», il signale aussi que le gouverneur est prêt à savilir par un logement indigne pour faire le siège du roi. Cette observation donne également une idée de la pression foncière engendrée par la décision du Magnanime de faire de la demeure de Torre del Greco une résidence royale très fréquentée. Le moindre logement de la petite agglomération devait alors être investi par les officiers domestiques. Les répercussions des séjours royaux à Torre del Greco sont importantes pour les officiers et les membres de la société curiale contraints à de nombreux déplacements entre ce lieu et leurs lieux habituels de vie et de travail dans Naples.
La conjonction des contraintes matérielles subies par la cour aragonaise à Naples et des décisions du roi conduit à un émiettement autour de Castelnuovo, en ville et dans la baie de Naples, des lieux curiaux. Cette dispersion est une caractéristique essentielle des conditions de service des officiers domestiques ou administratifs.
2. LES CURIAUX EN VILLE
Une importante majorité des hommes au service dAlphonse le Magnanime sont arrivés avec lui en Italie, pendant lune ou lautre des campagnes de conquête, entre 1432 et 1442. Entre les hommes darmes, les officiers de lhôtel, les membres des conseils et de ladministration royale, il sagit de plusieurs milliers de personnes. La conquête est allée de pair avec larrivée dans la capitale de tous ces étrangers, les «Catalans», comme les Napolitains les nomment sans sembarrasser de détails, quil a fallu loger alors que le conflit avec les Angevins avait ravagé la ville. Parmi les éléments cruciaux de la culture matérielle et de la vie quotidienne en ville, on compte le logement et la question de la citoyenneté urbaine avec son incidence sur les impôts dont on est redevable. Dans la Naples du XVe siècle, lespace enclos par les murailles (voir Figures 1 et 3) nest pas totalement urbanisé, il reste des aires dhabitat moins dense dans la ville basse, cest-à-dire en direction du littoral. Sur le plan administratif, la ville est découpée en cinq circonscriptions principales, les seggi, cest-à-dire les sièges. Le mot seggio désigne à la fois lensemble du territoire et la loggia qui sert dexpression monumentale à son identité politique. Chaque siège envoie un représentant au conseil de gouvernement municipal de Naples, appelé Tribunale San Lorenzo, du nom de léglise où ce conseil se réunit. De la même façon que lespace intramuros nest pas entièrement bâti, il nest pas non plus entièrement réparti entre les cinq sièges: deux zones hors sièges se trouvent dans la ville basse, lune à proximité de Castelnuovo et lautre correspondant au marché24. Les habitants de ces espaces sont, de fait, privés de toute représentation politique.