65
Sans savoir pourquoi, elle leur en voulait. Les amoureux lavaient toujours fâchée, et elle qualifiait en elle-même de dédain cette irritation sourde et profonde que lui inspiraient les gens dont le cœur battait de passion. Elle les reconnaissait, croyait-elle, avec une promptitude et une sûreté de pénétration exceptionnelle. Souvent, en effet, elle avait flairé et dévoilé des liaisons avant que dans la société on les eût encore soupçonnées.
Quand elle songeait à cela, à cette folie tendre où pouvait nous jeter lexistence voisine dun autre être, sa vue, sa parole, sa pensée, le je ne sais quoi de lintime personne dont notre cœur devient éperdument troublé, elle sen jugeait incapable. Et cependant, que de fois, lasse de tout et rêvant à dinexprimables désirs, tourmentée par cette harcelante envie de changement et dinconnu qui nétait peut-être que lagitation obscure dune indéfinie recherche daffection, elle avait souhaité, avec une honte secrète née dans son orgueil, de rencontrer un homme qui la jetterait, ne fût-ce que pendant quelque temps, quelques mois, dans cette surexcitation ensorcelante de toute la pensée et de tout le corps ; car la vie, en ces périodes démotion, devait prendre un étrange attrait dextase et divresse.
Non seulement elle avait souhaité cette rencontre, mais elle lavait même un peu cherchée, rien quun peu, avec cette activité indolente qui ne sarrêtait longtemps à rien.
En tous ses commencements dentraînement vers les hommes qualifiés supérieurs qui lavaient éblouie durant quelques semaines, cétait toujours en des déceptions irrémédiables que sa courte effervescence de cœur était morte.
Elle attendait trop de leur valeur, de leur nature, de leur caractère, de leur délicatesse, de leurs qualités. Avec chacun deux elle en avait été toujours réduite à constater que les défauts des hommes éminents sont souvent plus saillants que leurs mérites, que le talent est un don spécial, comme une bonne vue et un bon estomac, un don de cabinet de travail, un don isolé, sans rapports avec lensemble des agréments personnels qui rendent cordiales ou attrayantes les relations.
66
Mais, depuis quelle avait rencontré Mariolle, autre chose lattachait à lui. Laimait-elle cependant, laimait-elle damour ?
Sans prestige, sans notoriété, il lavait conquise par son affection, par sa tendresse, par son intelligence, par toutes les véritables et simples attractions de sa personne. Il lavait conquise, car elle pensait à lui sans cesse ; sans cesse elle désirait sa présence ; aucun être au monde ne lui était plus agréable, plus sympathique, plus indispensable. Était-ce de lamour cela ?
Elle ne se sentait point à lâme cette flamme dont tout le monde parle, mais elle sy sentait pour la première fois une envie sincère dêtre pour cet homme quelque chose de plus quune amie séduisante. Laimait-elle ? Pour aimer, faut-il quun être apparaisse rempli dexceptionnelles attirances, différent et au-dessus de tous, dans lauréole que le cœur allume autour de ses préférés, ou suffit-il quil vous plaise beaucoup, quil vous plaise à ne pouvoir presque plus se passer de lui ?
En ce cas, elle laimait, ou, du moins, elle était bien près de laimer. Après y avoir réfléchi profondément, avec une attention aiguë, elle se répondit enfin : « Oui, je laime, mais je manque délan : cest la faute de ma nature. »
De lélan, elle sen était pourtant senti un peu tout à lheure en le voyant venir à elle sur cette terrasse du jardin dAvranches.
Pour la première fois, elle avait senti ce quelque chose dinexprimable qui nous porte, qui nous pousse, qui nous jette vers quelquun ; elle avait éprouvé un grand plaisir à marcher près de lui, à lavoir près delle, brûlé damour pour elle, en regardant descendre le soleil derrière lombre du Mont Saint-Michel pareille à une vision de légende. Lamour lui-même nétait-il pas une espèce de légende des âmes, à laquelle les uns croient par instinct, à laquelle les autres, à force dy songer, finissent par croire aussi quelquefois ? Allait-elle finir par y croire ? Elle avait éprouvé une envie molle et bizarre dappuyer sa tête sur lépaule de cet homme, dêtre plus près de lui, de chercher
67
ce « tout près » quon ne trouve jamais, de lui donner ce quon offre en vain et ce quon garde toujours : la secrète intimité de soi.
Oui, elle avait eu de lélan vers lui, et elle en avait encore, en ce moment, au fond du cœur. Il lui suffirait dy céder, peut-être, pour que cela devînt de lentraînement. Elle résistait trop, elle raisonnait trop, elle combattait trop le charme des gens. Ne serait-il pas doux, en un soir semblable à celui-ci, de se promener avec lui le long des saules de la rivière, et, pour payer toute sa passion, de lui offrir, de temps en temps, ses lèvres ?
Une fenêtre de la villa souvrit. Elle tourna la tête. Cétait son père, qui cherchait sans doute à la voir.
Elle lui cria :
Vous ne dormez donc pas ?
Il répondit :
Si tu ne rentres point, tu vas prendre froid.
Alors elle se leva et revint vers la maison. Puis, quand elle fut dans sa chambre, elle souleva encore ses rideaux pour regarder les vapeurs de la baie de plus en plus blanches sous la lune, et dans son cœur aussi il lui semblait que les brumes venaient de séclairer sous un lever de tendresse.
Elle dormit bien cependant, et ce fut la femme de chambre qui la réveilla, car on devait partir tôt pour déjeuner au Mont.
Un grand break vint les prendre. En lentendant rouler sur le sable, devant le perron, elle se pencha à sa fenêtre, et elle rencontra tout de suite les yeux dAndré Mariolle, qui la cherchaient. Son cœur se mit à battre un peu. Elle constata, surprise et oppressée, limpression étrange et nouvelle de ce
68
muscle qui palpite et qui fait courir le sang parce quon aperçoit quelquun. Comme la veille, avant de sendormir, elle se répéta :
« Je vais donc laimer ? »
Puis, quand elle fut en face de lui, elle le devina tellement épris, tellement malade damour, quelle eut vraiment envie douvrir ses bras et de lui donner sa bouche.
Ils échangèrent seulement un regard qui le fit pâlir de bonheur.
La voiture se mit en marche. Cétait un clair matin dété, plein de chants doiseaux et de jeunesse épandue. On descendit la côte, on passa la rivière, on traversa des villages par une petite route caillouteuse qui faisait sauter les voyageurs sur les banquettes du break. Après un long silence, Mme de Burne se mit à plaisanter son oncle sur létat de ce chemin ; cela suffit à rompre la glace ; et la gaieté qui flottait dans lair sembla pénétrer les esprits.
Tout à coup, au sortir dun hameau, la baie réapparut, non plus jaune comme la veille au soir, mais luisante deau claire qui couvrait tout, les sables, les prés salés, et, au dire du cocher, la route elle-même, un peu plus loin.
Alors, pendant une heure, on alla au pas pour laisser à cette inondation le temps de retourner vers le large.
Les ceintures dormes ou de chênes des fermes au milieu desquelles on passait cachaient aux yeux, à tout moment, le profil grandissant de lAbbaye dressée sur son rocher, en pleine mer maintenant. Puis, entre deux coups, elle se remontrait soudain, de plus en plus proche, de plus en plus surprenante. Le soleil éclairait de tons roux léglise dentelée de granit assise sur son pied de roche.
Michèle de Burne et André Mariolle la contemplaient, puis se regardaient, mêlant lun et lautre au trouble naissant ou suraigu
69
de leurs cœurs la poésie de cette apparition dans cette matinée rose de juillet.
On causait avec une aisance amicale. Mme Valsaci contait des histoires tragiques denlisements, les drames nocturnes du sable mou qui dévore les hommes. M. Valsaci défendait la digue, attaquée par les artistes, ou vantait ses avantages au point de vue des communications ininterrompues avec le mont, et des dunes gagnées, pour les pâturages dabord, pour la culture plus tard.
Soudain le break sarrêta. La mer noyait la route. Ce nétait presque rien, une pelure liquide sur la voie pierreuse ; mais on pressentait que par places il devait y avoir des fondrières, des trous dont on ne sortirait pas. Il fallut attendre.
« Oh ! cela descend vite ! » affirma M. Valsaci, et du doigt il montrait le chemin dont la mince surface deau fuyait, semblait bue par la terre, ou tirée au loin par une force puissante et mystérieuse.
Ils descendirent pour regarder de plus près ce départ étrange, rapide et muet de la mer, et, pas à pas, ils le suivaient. Déjà apparaissaient des taches vertes dans les herbages submergés, légèrement soulevés par endroits ; et ces taches grandissaient, sarrondissaient, devenaient des îles. Ces îles bientôt prirent des aspects de continents séparés par des océans minuscules ; et puis ce fut enfin par toute létendue du golfe une course de déroute de la marée retournant au loin. On eût dit un long voile argenté quon retirait de sur la terre, un voile immense troué, déchiqueté, plein de déchirures, qui sen allait, laissant à nu de grandes prairies à lherbe rase, sans découvrir encore les sables blonds qui les suivaient.
On était remonté dans la voiture, et tout le monde se tenait debout pour mieux voir. La route séchant devant eux, les chevaux remarchaient, mais toujours au pas ; et, comme les cahots faisaient parfois perdre léquilibre, André Mariolle sentit soudain
70
lépaule de Mme de Burne appuyée contre la sienne. Il crut dabord que le hasard dune secousse avait amené ce contact ; mais elle y resta, et chaque soubresaut des roues martelait la place où elle sétait posée dune trépidation qui secouait son corps et affolait son cœur. Il nosait plus regarder la jeune femme, paralysé de bonheur par cette familiarité inespérée, et il pensait, dans un désordre didées pareil à celui des ivresses : « Est-ce possible ? Serait-ce possible ? Est-ce que nous perdons la tête tous les deux ? »
La voiture se remettant à trotter, il fallut sasseoir. Alors Mariolle éprouva le besoin subit, impérieux, mystérieux, dêtre aimable pour M. de Pradon, et il soccupa de lui avec des attentions flatteuses. Sensible aux compliments presque autant que sa fille, le père se laissa séduire et reprit bientôt sa figure souriante.
On avait enfin atteint la digue. Et on courait vers le Mont dressé au bout de cette route droite, élevée au milieu des sables.
La rivière de Pontorson en baignait le talus de gauche ; à droite, les pâturages couverts de petit gazon, que le cocher appelait de la Criste marine, avaient fait place aux dunes encore suantes, imprégnées de mer.