Il nétait même pas dix heures quand Mme Valsaci, accablée de sommeil, parla de saller coucher. Et cette proposition fut acceptée sans la moindre résistance. Après des adieux pleins de cordialité, chacun rentra dans sa chambre.
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André Mariolle savait bien quil ne dormirait point ; il alluma ses deux bougies sur sa cheminée, ouvrit sa fenêtre et regarda la nuit.
Tout son corps défaillait sous la torture dune inutile espérance. Il la savait là, tout près, séparée de lui par deux portes, et il était presque aussi impossible de la rejoindre que darrêter ce flot de la mer qui noyait tout le pays. Il avait dans la gorge un besoin de crier, et dans les nerfs un tel supplice dattente inapaisable et vaine, quil se demandait ce quil allait faire, ne pouvant plus supporter la solitude de cette soirée de stérile bonheur.
Tous les bruits peu à peu étaient morts dans lhôtel et dans la rue unique et tortueuse de la ville. Mariolle restait toujours accoudé à sa fenêtre, sachant seulement que le temps passait, regardant la nappe dargent de la marée haute, et retardant sans cesse lheure du lit, comme sil eût subi le pressentiment don ne sait quelle providentielle fortune.
Il lui sembla tout à coup quune main touchait sa serrure. Il se retourna dune secousse. Sa porte lentement souvrait. Une femme entra, la tête voilée dune dentelle blanche et tout le corps enveloppé dun de ces grands manteaux de chambre qui semblent faits de soie, de duvet et de neige. Elle referma avec soin la porte derrière elle ; puis comme si elle ne leût pas vu, debout et foudroyé de joie dans le cadre clair de sa fenêtre, elle marcha droit à la cheminée et souffla les deux bougies.
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II
Ils allaient se retrouver, pour se dire adieu, le lendemain matin, devant la porte de lhôtel. Descendu le premier, André Mariolle attendait quelle parût, avec un poignant sentiment dinquiétude et de bonheur. Que ferait-elle ? Que serait-elle ?
Quadviendrait-il delle et de lui ? En quelle aventure bienheureuse ou terrible venait-il dentrer ? Elle pouvait faire de lui ce quelle voudrait, un halluciné pareil aux fumeurs dopium ou un martyr, à son gré. Il marchait à côté des deux voitures, car ils se séparaient, lui achevant son voyage par Saint-Malo pour continuer son mensonge, eux retournant à Avranches.
Quand la retrouverait-il ? Allait-elle abréger sa visite à sa famille ou retarder son retour ? Il avait une peur affreuse de son premier regard et de ses premières paroles, car il ne lavait point vue, et ils ne sétaient presque rien dit pendant leur courte étreinte de la nuit. Elle sétait offerte résolument, mais avec une réserve pudique, sans sattarder, sans se complaire à ses caresses ; puis elle était partie de son pas léger, en murmurant :
« À demain, mon ami ! »
Il restait à André Mariolle de cette rapide, de cette bizarre entrevue, limperceptible déception de lhomme qui na pu cueillir toute la moisson damour quil croyait mûre et, en même temps, lenivrement du triomphe, donc lespérance presque assurée de conquérir bientôt ses derniers abandons.
Il entendit sa voix et tressaillit. Elle parlait haut, irritée assurément contre un désir de son père, et, quand il laperçut sur les dernières marches de lescalier, elle avait aux lèvres le petit pli colère révélateur de ses impatiences.
Mariolle fit deux pas ; elle le vit, et se mit à sourire. Dans ses yeux calmés soudain, quelque chose de bienveillant passa qui se répandit sur tout le visage. Puis dans sa main subitement et
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tendrement tendue il y eut la confirmation, sans contrainte et sans repentir du cadeau delle-même quelle avait fait.
Alors nous allons nous séparer ? lui dit-elle.
Hélas ! madame, jen souffre plus que je ne le saurais montrer.
Elle murmura :
Ce ne sera pas pour longtemps.
Comme M. de Pradon les rejoignait, elle ajouta tout bas :
Annoncez que vous allez faire un tour en Bretagne dune dizaine de jours, mais ne le faites pas.
Mme Valsaci très émue accourait.
Quest-ce que me dit ton père ? que tu veux partir après-demain ? Mais tu devais rester au moins jusquà lautre lundi.
Mme de Burne, un peu assombrie, répliqua :
Papa nest quun maladroit qui ne sait pas se taire. La mer me donne, comme tous les ans, des névralgies très désagréables, et jai en effet parlé de men aller pour navoir pas à me soigner pendant un mois. Mais ce nest guère le moment de nous occuper de cela.
Le cocher de Mariolle le pressait de monter en voiture, afin de ne pas manquer le train de Pontorson.
Mme de Burne demanda :
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Et vous, quand rentrez-vous à Paris ?
Il eut lair dhésiter.
Mais je ne sais pas trop, je veux voir Saint-Malo, Brest, Douarnenez, la baie des Trépassés, la pointe du Raz, Audierne, Penmarch, le Morbihan, enfin toute cette pointe célèbre du pays breton. Cela me prendra bien
Après un silence plein de calculs fictifs, il exagéra.
Quinze ou vingt jours.
Quinze ou vingt jours.
Cest beaucoup, reprit-elle en riant Moi, si jai encore mal aux nerfs comme cette nuit, jy retournerai avant deux jours.
Suffoqué par lémotion, il eut envie de crier : « Merci ! » Il se contenta de baiser, dun baiser damant, la main quelle lui tendait pour la dernière fois.
Et, après mille compliments, remerciements et affirmations de sympathie échangés avec les Valsaci et M. de Pradon un peu rassuré par lannonce de ce voyage, il monta dans sa voiture, et séloigna, la tête tournée vers elle.
Il rentra à Paris sans sarrêter, et ne vit rien sur sa route.
Durant toute la nuit, encoigné dans son wagon, les yeux mi-clos, les bras croisés, lâme plongée dans un souvenir, il neut dautre pensée que celle de son rêve réalisé. Dès quil fut chez lui, dès sa première minute darrêt, dans le silence de la bibliothèque où il se tenait dordinaire, où il travaillait, où il écrivait, où il se sentait presque toujours calme dans le voisinage amical de ses livres, de son piano et de son violon, commença en lui ce supplice continu de limpatience qui agite comme une fièvre les cœurs insatiables.
Surpris de ne pouvoir sattacher à rien, soccuper à rien, de juger insuffisantes, non seulement à absorber sa pensée, mais même à immobiliser son corps, les habitudes ordinaires dont il distrayait
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sa vie intime, la lecture et la musique, il se demanda ce quil allait faire pour apaiser ce trouble nouveau. Un besoin de sortir, de marcher, de remuer semblait entré en lui, physique et inexplicable, cette crise dagitation inoculée au corps par la pensée, et qui est simplement une instinctive et inapaisable envie de chercher et de retrouver quelquun.
Il mit son pardessus, prit son chapeau, ouvrit sa porte, et, en descendant lescalier, il se demandait : « Où vais-je ? » Alors une idée à laquelle il ne sétait point encore arrêté le saisit. Il lui fallait, pour abriter leurs rencontres, un logis secret, discret et joli.
Il chercha, il marcha, parcourut des avenues après des rues, des boulevards après les avenues, examina avec inquiétude les concierges à sourires complaisants, les loueuses à mines suspectes, les appartements à étoffes douteuses, et il rentra le soir, découragé. Dès neuf heures le lendemain, il se remettait en quête, et il finit par découvrir, à la nuit tombante, dans une ruelle dAuteuil, au fond dun jardin ayant trois issues, un pavillon solitaire quun tapissier du voisinage promit de garnir en deux jours. Il choisit les étoffes, voulut des meubles très simples, en bois de pin verni, et des tapis fort épais. Ce jardin était sous la garde dun boulanger qui habitait près dune des portes. Un arrangement fut conclu avec la femme de ce commerçant pour tous les soins à donner au logis. Un horticulteur du quartier sengagea aussi à emplir de fleurs les plates-bandes.
Toutes les dispositions à prendre le retinrent jusquà huit heures, et, quand il rentra chez lui, harassé de fatigue, il vit avec un battement de cœur, une dépêche sur son bureau. Layant ouverte :
Je serai chez moi demain soir, disait-elle. Recevrez instructions.
Miche
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Il ne lui avait pas encore écrit, par crainte que sa lettre ségarât, puisquelle devait quitter Avranches. Aussitôt quil eût dîné, il sassit à sa table pour lui exprimer ce quil sentait en son âme. Ce fut long et difficile, car toutes les expressions, les phrases et les idées elles-mêmes lui semblaient faibles, médiocres, ridicules, pour préciser une si délicate et si passionnée action de grâces.
La lettre quil reçut delle à son réveil lui confirmait le retour pour le soir même, et le priait de ne se montrer à personne avant quelques jours, afin quon crût bien à son voyage. Elle linvitait aussi à se promener le lendemain, vers dix heures du matin, sur la terrasse du jardin des Tuileries qui domine la Seine Il y fut une heure trop tôt, et il erra dans le grand jardin, que traversaient seulement des passants matineux, des bureaucrates en retard allant aux ministères de la rive gauche, des employés, des laborieux de toute race. Il savourait un plaisir réfléchi à regarder ces gens au pas hâtif que la nécessité du pain quotidien entraînait à des besognes abrutissantes, et, se comparant à eux, en cette heure où il attendait sa maîtresse, une des reines du monde, il se sentait un être tellement fortuné, privilégié, hors de lutte, quil eut envie de remercier le ciel bleu, car la Providence nétait pour lui que des alternances dazur et de pluies dues au Hasard, maître sournois des jours et des hommes.
Quelques minutes avant dix heures, il monta sur la terrasse et épia son arrivée.
« Elle sera en retard ! » pensait-il. Il venait à peine dentendre tinter les dix coups à une horloge de monument voisin, quand il crut lapercevoir de très loin, traversant aussi le jardin dun pas rapide, comme une ouvrière pressée qui se rend à son magasin. Il hésitait. »Est-ce bien elle ? » Il reconnaissait sa démarche, mais sétonnait de son allure changée, si modeste dans une petite toilette sombre. Elle venait cependant vers lescalier qui monte à
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la terrasse, en ligne droite, comme si elle leût pratiqué depuis longtemps.
« Tiens ! se dit-il, elle doit aimer cet endroit et sy promener quelquefois. » Il la regarda soulever sa robe pour mettre le pied sur la première marche de pierre, puis gravir les autres avec célérité, et, comme il savançait vivement pour la rencontrer plus vite, elle lui dit en labordant, avec un sourire affable où germait une inquiétude :