Vous êtes très imprudent. Il ne faut pas vous montrer comme ça ! Je vous vois presque depuis la rue de Rivoli. Venez, nous allons nous asseoir sur un banc, là-bas, derrière lorangerie.
Cest là quil faudra mattendre une autre fois.
Il ne peut sabstenir de demander :
Vous venez donc souvent ici ?
Oui, jaime beaucoup cet endroit ; et, comme je suis une promeneuse matinale, jy viens prendre de lexercice en regardant le paysage, qui est fort joli. Et puis on ny rencontre jamais personne, tandis que le Bois est impossible. Mais ne révélez pas ce secret.
Il rit :
Je men garderai bien !
Lui prenant une main, discrètement, une petite main cachée et pendante dans les plis de son vêtement, il soupira.
Comme je vous aime ! Je suis malade de vous attendre.
Avez-vous reçu ma lettre ?
Oui, merci, jen ai été fort touchée.
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Et alors vous nêtes pas encore fâchée contre moi ?
Mais non. Pourquoi le serais-je ? Vous êtes tout à fait gentil.
Il cherchait des paroles ardentes, vibrantes de reconnaissance et démotion. Nen trouvant pas, et trop ému pour conserver la liberté du choix des mots, il répéta :
Comme je vous aime !
Elle lui dit :
Je vous ai fait venir ici parce quil y a aussi de leau et des bateaux. Ça ne ressemble point à là-bas, cependant ça nest pas laid.
Ils sétaient assis sur un banc, près de la balustrade de pierre qui règne le long du fleuve, presque seuls, invisibles de partout.
Deux jardiniers et trois bonnes denfants étaient, à cette heure, les uniques vivants de la longue terrasse.
Des voitures roulaient sur le quai à leurs pieds, sans quils les vissent. Des pas sonnaient sur le trottoir tout proche, contre le mur qui portait la promenade, et, ne trouvant pas encore ce quils allaient se dire, ils regardaient ensemble ce beau paysage parisien qui va de lîle Saint-Louis et des tours de Notre-Dame, aux coteaux de Meudon. Elle répéta :
Cest très joli tout de même, ceci.
Mais lui fut tout à coup saisi par le souvenir exaltant de leur voyage dans le ciel, au sommet de la tour de lAbbaye, et, dévoré du regret de lémotion enfuie :
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Oh ! madame, lui dit-il. Vous rappelez-vous notre envolée du chemin des Fous ?
Oui. Mais jai un peu peur, à présent que jy pense de loin.
Dieu ! Comme jaurais le vertige sil me fallait recommencer !
Jétais tout à fait grisée par le grand air, le soleil et la mer.
Regardez, mon ami, comme cest superbe aussi ce que nous avons devant nous. Jaime beaucoup Paris, moi.
Il fut surpris, ayant le confus pressentiment que quelque chose apparu en elle, là-bas, ny était plus. Il murmura :
Quimporte le pays pourvu que je sois près de vous !
Sans répondre, elle serra sa main. Alors, plus pénétré de bonheur par cette légère pression quil ne leût été peut-être par une tendre parole, le cœur allégé de la gêne qui lavait oppressé jusquici, il put enfin parler.
Il lui dit lentement, avec des mots presque solennels, quil lui avait donné sa vie pour toujours, afin quelle en fît ce quil lui plairait.
Reconnaissante, mais fille des doutes modernes, captive indélivrable des ironies rongeuses, elle sourit en lui répondant :
Ne vous engagez pas tant que ça !
Il se tourna vers elle tout à fait, et, en la regardant au fond des yeux, de ce regard pénétrant qui ressemble à un toucher, il répéta ce quil venait de lui dire, plus longuement, plus ardemment, plus poétiquement. Tout ce quil lui avait écrit en tant de lettres exaltées, il lexprima avec une telle ferveur de conviction quelle lécoutait comme dans un nuage dencens. Elle se sentait caressée, en toutes ses fibres de femme, par cette bouche adoratrice, plus et mieux quelle ne lavait jamais été.
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Quand il se tut, elle lui répondit simplement :
Moi aussi, je vous aime bien.
Ils se tenaient la main ainsi que les adolescents qui sen vont côte à côte par les routes de campagne, et ils regardaient maintenant, dun œil vague, glisser sur la rivière les mouches à vapeur. Ils étaient seuls dans Paris, dans la rumeur confuse, immense, rapprochée et lointaine qui flottait sur eux, dans cette ville pleine de toute la vie du monde, plus quils navaient été seuls au sommet de la tour aérienne ; et pendant quelques secondes ils oublièrent vraiment tout à fait quil existait sur la terre autre chose queux.
Ce fut elle qui retrouva la première le sentiment de la réalité, et celle de lheure qui marchait.
Voulez-vous nous revoir ici demain ? dit-elle.
Il réfléchit quelques secondes, et, troublé par ce quil allait demander :
Oui oui certainement Mais ne nous verrons-nous jamais ailleurs ? Cet endroit est solitaire Cependant tout le monde peut y venir.
Elle hésitait.
Cest juste Il faut pourtant aussi que vous ne vous montriez à personne pendant quinze jours au moins, pour faire croire à votre voyage. Ce sera très gentil et très mystère de nous rencontrer sans quon vous sache à Paris. Mais je ne puis vous recevoir en ce moment. Alors je ne vois pas
Il se sentait rougir, et reprit :
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Je ne peux pas non plus vous prier dentrer chez moi. Ny aurait-il pas dautres moyens, dautres endroits ?
Elle ne fut ni surprise ni choquée, étant une femme de raison pratique, de logique élevée et sans fausse pudeur.
Mais oui, dit-elle. Seulement il faut le temps dy songer.
Jy ai songé.
Déjà ?
Oui, madame.
Eh bien ?
Connaissez-vous la rue des Vieux-Champs, à Auteuil ?
Non.
Elle donne dans la rue Tournemine et dans la rue Jean-de-Saulge.
Après !
Dans cette rue, ou plutôt dans cette ruelle, existe un jardin ; dans ce jardin, un pavillon ayant sortie également par les deux autres voies que je viens de citer.
Après !
Ce pavillon vous attend.
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Elle se mit à réfléchir, puis, toujours sans embarras, elle posa deux ou trois questions de prudence féminine. Il donna des explications, satisfaisantes paraît-il, car elle murmura, en se levant :
Eh bien ! jirai demain.
Quelle heure ?
Trois heures.
Je vous attendrai derrière la porte, au numéro 7. Noubliez pas. Frappez seulement en passant.
Oui, adieu mon ami, à demain.
À demain. Adieu. Merci. Je vous adore.
Ils étaient debout.
Ne maccompagnez pas, dit-elle ; restez ici pendant dix minutes, puis allez vous-en par le quai.
Adieu.
Adieu.
Elle partit très vite, avec un air si discret, si modeste, si pressé, quelle ressemblait vraiment tout à fait à une de ces fines et laborieuses filles de Paris, qui trottent au matin par les rues, en allant à des besognes honnêtes.
Il se fit conduire à Auteuil, tourmenté par la crainte que le logis ne fût pas prêt le lendemain.
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Mais il le trouva plein douvriers. Les murs étaient couverts détoffes, les tapis posés sur les parquets. On frappait, on clouait, on lavait partout. Dans le jardin, assez vaste et coquet, débris dun ancien parc, contenant quelques grands et vieux arbres, des bosquets épais simulant un bois, deux salles vertes, deux gazons et des chemins tournant à travers les massifs, lhorticulteur du voisinage avait déjà planté des rosiers, des œillets, des géraniums, du réséda, vingt autres sortes de ces plantes dont on hâte ou dont on retarde lépanouissement avec des soins attentifs, afin de pouvoir faire en un seul jour un parterre fleuri dun champ inculte.
Mariolle fut joyeux comme sil venait de remporter un nouveau succès auprès delle, et, ayant obtenu le serment du tapissier que tous les meubles seraient en place le lendemain avant midi, il sen alla, par divers magasins, acheter des bibelots pour fleurir aussi le dedans de cette demeure. Il choisit pour les murs ces admirables photographies quon fait aujourdhui des tableaux célèbres, pour les cheminées et les tables de faïences de Deck et quelques-uns de ces objets familiers que les femmes toujours aiment à trouver sous leur main.
Il dépensa dans sa journée deux mois de son revenu, et il le fit avec un plaisir profond en songeant que depuis dix ans il avait sans cesse économisé, non par amour de lépargne, mais par absence de besoins, ce qui lui permettait maintenant de se conduire en grand seigneur.
Dès le matin, le jour suivant, il revint à ce pavillon, présida à larrivée des meubles, à leur placement, suspendit lui-même les cadres, monta sur des échelles, brûla des parfums, en vaporisa sur les étoffes, en répandit sur le tapis. Dans sa fièvre, dans le ravissement excité de tout son être, il avait limpression de faire la chose la plus amusante, la plus délicieuse quil eût jamais faite. À
chaque minute, il regardait lheure, calculait combien de temps le séparait encore du moment où elle entrerait, et il pressait les ouvriers, sagitait pour trouver mieux, pour arranger et disposer les objets dans leur ordre le plus heureux.
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Par prudence, avant deux heures il congédia tout le monde, et alors, pendant la marche lente des aiguilles parcourant le dernier tour du cadran, dans le silence de cette maison où il attendait le plus grand bonheur quil eût espéré, il savoura seul avec son rêve, en allant et venant de la chambre au salon, parlant haut, imaginant, déraisonnant, la plus folle jouissance damour quil devait jamais goûter.
Puis il sortit au jardin. Les rayons de soleil tombaient sur lherbe à travers les feuilles, éclairaient surtout dune façon charmante une corbeille de roses. Le ciel se prêtait donc aussi à parer ce rendez-vous. Puis il sembusqua contre la porte, quil entrouvrait par instants, par crainte quelle ne se trompât.
Trois heures sonnèrent, répétées aussitôt par dix horloges de couvents ou dusines. Il attendait maintenant, sa montre à la main, et il tressaillit détonnement quand deux petits coups furent frappés contre le bois où il tenait collés son oreille, car il navait entendu aucun bruit de pas dans la ruelle.
Il ouvrit : cétait elle. Elle regardait, surprise. Elle inspecta dabord, dun coup dœil inquiet, les maisons les plus voisines, et elle se rassura, car elle ne connaissait certainement personne parmi les bourgeois modestes qui devaient habiter là ; ensuite elle examina le jardin avec une curiosité satisfaite ; enfin elle posa le dos de ses deux mains, quelle venait de déganter, sur la bouche de son amant, puis elle prit son bras.
Elle répétait à chaque pas :
Dieu ! que cest joli ! que cest inattendu ! que cest séduisant !
Apercevant la plate-bande de roses que le soleil, dans une trouée de branches, illuminait, elle sécria :