Notre coeur - Мопассан Ги Де 9 стр.


52


Un coupé se trouvait libre ; il le loua afin dêtre seul et de pouvoir rêver à son aise. Lorsquil se sentit en marche, glissant vers elle, emporté dans le roulement doux et rapide de lexpress, son ardeur, au lieu de se calmer, grandit, et il avait envie, une envie bête denfant, de pousser à deux mains, de toute sa force, la cloison capitonnée pour accélérer la vitesse.

Pendant longtemps, jusquau milieu du jour, il demeura muré dans son attente et perclus despérance ; puis peu à peu, Argentan passé, ses yeux furent attirés vers les portières par toute la verdure normande.

Le convoi traversait un long pays onduleux, coupé de vallons, où les domaines des paysans, herbages et prairies à pommiers, étaient entourés de grands arbres dont les têtes touffues semblaient luisantes sous les rayons du soleil. On touchait à la fin de juillet ; cétait la saison vigoureuse où cette terre, nourrice puissante, fait épanouir sa sève et sa vie. Dans tous les enclos, séparés et reliés par ces hautes murailles de feuilles, les gros bœufs blonds, les vaches aux flancs tachetés de vagues dessins bizarres, les taureaux roux au front large, au jabot de chair poilue, à lair provocateur et fier, debout auprès des clôtures ou couchés dans les pâturages qui ballonnaient leurs ventres, se succédaient indéfiniment à travers la fraîche contrée, dont le sol semblait suer du cidre et de la chair.

Partout de minces rivières glissaient au pied des peupliers, sous des voiles légers de saules ; des ruisseaux brillaient dans lherbe une seconde, disparaissaient pour reparaître plus loin, baignaient toute la campagne dune fraîcheur féconde.

Et Mariolle promenait, ravi, et distrayait son amour dans le rapide et continu défilé de ce beau parc à pommiers habité par des troupeaux.

53


Mais, quand il eut changé de train à la station de Folligny, limpatience darriver lagita de nouveau, et, pendant les dernières quarante minutes, il tira vingt fois sa montre de sa poche. À tout moment il se penchait à la portière, et il aperçut enfin, sur une colline assez élevée, la ville où Elle lattendait. Le train avait eu du retard, et une heure seulement le séparait de linstant où il devait la retrouver, par hasard, à la promenade publique.

Un omnibus dhôtel layant recueilli, seul voyageur, se mit à gravir, au pas lent des chevaux, la route escarpée dAvranches, à qui ses maisons, couronnant la hauteur, donnaient de loin un aspect fortifié. De près, cétait une jolie et vieille cité normande, aux petites demeures régulières et presque pareilles, tassées les unes contre les autres, avec un air de fierté ancienne et daisance modeste, un air moyen âge et paysan.

Dès que Mariolle eut jeté sa valise dans une chambre, il se fit indiquer la rue par où lon parvient au Jardin botanique, et il sen alla à grands pas, bien quil fût en avance, mais espérant quelle aurait peut-être aussi devancé lheure.

Dès que Mariolle eut jeté sa valise dans une chambre, il se fit indiquer la rue par où lon parvient au Jardin botanique, et il sen alla à grands pas, bien quil fût en avance, mais espérant quelle aurait peut-être aussi devancé lheure.

En arrivant à la grille, il reconnut dun coup dœil quil était vide ou presque vide. Trois vieux hommes seulement sy promenaient, bourgeois indigènes qui devaient récréer là quotidiennement leurs derniers loisirs ; et une famille de jeunes Anglais, filles et garçons, aux jambes sèches, jouait autour dune institutrice blonde dont le regard distrait semblait rêver.

Mariolle, le cœur battant, marchait devant lui, scrutant les chemins. Il atteignit une grande allée dormes dun vert puissant qui coupait en deux le jardin par le travers, allongeant au milieu une voûte épaisse de feuillage ; puis il passa outre, et soudain, en approchant dune terrasse dominant lhorizon, il fut distrait brusquement de celle qui le faisait venir en ce lieu.

Du pied de la côte sur laquelle il était debout partait une inimaginable plaine de sable qui se mêlait au loin avec la mer et le

54


firmament. Une rivière y promenait son cours, et, sous lazur flambant de soleil, des mares deau la tachetaient de plaques lumineuses qui semblaient des trous ouverts sur un autre ciel intérieur.

Au milieu de ce désert jaune, encore trempé par la marée en fuite, surgissait, à douze ou quinze kilomètres du rivage, un monumental profil de rocher pointu, fantastique pyramide coiffée dune cathédrale.

Elle navait pour voisin, dans ces dunes immenses, quun écueil à sec, au dos ronds, accroupi sur les vases mouvantes : Tombelaine.

Plus loin, dans la ligne bleuâtre des flots aperçus, dautres roches noyées montraient leurs crêtes brunes ; et lœil, continuant le côté de cette solitude sablonneuse la vaste étendue verte du pays normand, si couvert darbres quil avait lair dun bois illimité. Cétait toute la nature soffrant dun seul coup, en un seul lieu, dans sa grandeur, dans sa puissance, dans sa fraîcheur et dans sa grâce ; et le regard allait de cette vision de forêts à cette apparition du mont de granit, solitaire habitant des sables, qui dressait sur la grève démesurée son étrange figure gothique.

Le plaisir bizarre, dont Mariolle jadis avait souvent tressailli devant les surprises que les terres inconnues gardent aux yeux des voyageurs, lenvahit si brusquement quil demeura immobile, lesprit ému et attendri, oubliant son cœur garrotté. Mais, un son de cloche ayant vibré, il se retourna, ressaisi tout à coup par lespérance ardente de leur rencontre. Le jardin était toujours presque vide. Les enfants anglais avaient disparu. Seuls les trois vieillards faisaient encore leur promenade monotone. Il se mit à marcher comme eux.

Elle allait venir tout à lheure, dans un instant. Il la verrait au bout des chemins qui aboutissaient à cette merveilleuse terrasse.

Il reconnaîtrait sa taille, sa démarche, puis sa figure et son

55


sourire, et il entendrait sa voix. Quel bonheur ! quel bonheur ! Il la sentait proche, quelque part, introuvable, invisible encore, mais pensant à lui, sachant aussi quelle allait le revoir.

Il faillit pousser un cri léger. Une ombrelle bleue, rien quun dôme dombrelle, glissait là-bas au-dessus dun massif. Cétait elle sans aucun doute. Un petit garçon apparut, poussant un cerceau devant lui ; puis deux dames, il la reconnut, puis deux hommes : son père et un autre monsieur. Elle était tout en bleu, comme un ciel de printemps. Ah ! oui ! il la reconnaissait sans distinguer encore ses traits ; mais il nosait point aller vers elle, sentant quil allait balbutier, rougir, quil ne saurait expliquer ce hasard sous lœil soupçonneux de M. de Pradon.

Il marchait cependant à leur rencontre, sa jumelle sans cesse levée, tout occupé, semblait-il, à contempler lhorizon. Ce fut elle qui lappela, sans même prendre la peine de jouer la surprise.

Bonjour, Monsieur Mariolle, dit-elle. Cest superbe, nest-ce pas ?

Interdit par cet accueil, il ne savait sur quel ton répondre et balbutiait :

Ah ! vous, madame, quelle chance de vous rencontrer ! Jai voulu connaître ce délicieux pays.

Elle reprit en souriant :

Et vous avez choisi le moment où jy suis. Cest tout à fait aimable de votre part.

Puis elle présenta :

Un de mes meilleurs amis, M. Mariolle ; ma tante, Mme Valsaci, mon oncle qui fait des ponts.

56


Après les saluts échangés, M. de Pradon et le jeune homme se donnèrent une froide poignée de main, et on continua la promenade.

Elle lavait placé entre elle et sa tante, en lui jetant un très rapide regard, un de ces regards qui ont lair dune défaillance.

Elle reprit :

Quest-ce que vous pensez de ce pays ?

Moi, dit-il, je crois que je nai jamais rien vu de plus beau.

Alors elle :

Ah ! si vous y aviez passé quelques jours comme je viens de le faire, vous sentiriez comme il vous pénètre. Il est dune impression inexprimable. Ces allées et venues de la mer sur les sables, ce grand mouvement qui ne cesse jamais, qui baigne tout ça deux fois par jour, et si vite, quun cheval au galop ne pourrait pas fuir devant lui, ce spectacle extraordinaire que le ciel nous donne pour rien, je vous jure que ça me met hors de moi. Je ne me reconnais plus. Nest-ce pas, ma tante ?

Mme Valsaci, une femme déjà vieille, à cheveux gris, distinguée dame de province, épouse estimée dingénieur en chef, hautain fonctionnaire impurifiable de la morgue de lÉcole, avoua que jamais elle navait vu sa nièce dans cet état denthousiasme.

Puis elle ajouta, après réflexion :

Ça nest pas étonnant dailleurs quand on na guère regardé et admiré, comme elle, que des décors de théâtre.

Mais je vais à Dieppe et à Trouville presque tous les ans.

La vieille dame se mit à rire.

57


À Dieppe et à Trouville on ny va jamais que pour retrouver des amis. La mer nest là que pour baigner des rendez-vous.

Ce fut dit très simplement, peut-être sans malice.

On retournait vers la terrasse, qui attirait irrésistiblement les pieds. Ils y venaient malgré eux, de tous les points du jardin, comme des boules roulent sur une pente. Le soleil baissant semblait étendre un drap dor fin, transparent et léger, derrière la haute silhouette de lAbbaye, qui sassombrissait de plus en plus, pareille à une châsse gigantesque sur un voile éclatant. Mais Mariolle ne regardait plus que ladorée figure blonde qui passait à son côté, enveloppée dans un nuage bleu. Jamais il ne lavait vue si délicieuse. Elle lui semblait changée sans quil sût en quoi, fraîche dune fraîcheur imprévue répandue sur sa chair, dans ses yeux, sur ses cheveux et entrée aussi dans son âme, dune fraîcheur venue de ce pays, de ce ciel, de cette clarté, de cette verdure. Jamais il ne lavait connue et aimée ainsi.

Il marchait à côté delle, sans trouver rien à lui dire ; et le frôlement de sa robe, le coudoiement, parfois, de son bras, la rencontre, si parlante, de leurs regards, lanéantissaient complètement, comme sils eussent tué en lui sa personnalité dhomme. Il se sentait soudain détruit par le contact de cette femme, absorbé par elle jusquà nêtre plus rien, rien quun désir, rien quun appel, rien quune adoration. Elle avait supprimé tout son être ancien comme on flambe une lettre.

Elle vit bien, elle comprit cette absolue victoire, et vibrante, et touchée, plus vivante aussi dans cet air de campagne et de mer plein de rayons et de sève, elle lui dit, en ne le regardant point :

Назад Дальше