Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке - Луи Фердинанд Селин 10 стр.


Lola, après tout, ne faisait que divaguer de bonheur et doptimisme, comme tous les gens qui sont du bon côté de la vie, celui des privilèges, de la santé, de la sécurité et qui en ont encore pour longtemps à vivre.

Elle me tracassait avec les choses de lâme, elle en avait plein la bouche. Lâme, cest la vanité et le plaisir du corps tant quil est bien portant, mais cest aussi lenvie den sortir du corps dès quil est malade ou que les choses tournent mal. On prend des deux poses celle qui vous sert le plus agréablement dans le moment et voilà tout! Tant quon peut choisir entre les deux, ça va. Mais moi, je ne pouvais plus choisir, mon jeu était fait! Jétais dans la vérité jusquau trognon, et même que ma propre mort me suivait pour ainsi dire pas à pas. Javais bien du mal à penser à autre chose quà mon destin dassassiné en sursis, que tout le monde dailleurs trouvait pour moi tout à fait normal.

Cette espèce dagonie différée, lucide, bien portante, pendant laquelle il est impossible de comprendre autre chose que des vérités absolues, il faut lavoir endurée pour savoir à jamais ce quon dit.

Ma conclusion cétait que les Allemands pouvaient arriver ici, massacrer, saccager, incendier tout, lhôtel, les beignets, Lola, les Tuileries, les Ministres, leurs petits amis, la Coupole, le Louvre, les Grands Magasins, fondre sur la ville, y foutre le tonnerre de Dieu, le feu de lenfer, dans cette foire pourrie à laquelle on ne pouvait vraiment plus rien ajouter de plus sordide, et que moi, je navais cependant vraiment rien à perdre, rien, et tout à gagner.

On ne perd pas grand-chose quand brûle la maison du propriétaire. Il en viendra toujours un autre, si ce nest pas toujours le même, Allemand ou Français, ou Anglais ou Chinois, pour présenter, nest-ce pas, sa quittance à loccasion En marks ou francs? Du moment quil faut payer

En somme, il était salement mauvais, le moral. Si je lui avais dit ce que je pensais de la guerre, à Lola, elle maurait pris pour un monstre tout simplement, et chassé des dernières douceurs de son intimité. Je men gardais donc bien, de lui faire ces aveux. Jéprouvais, dautre part, quelques difficultés et rivalités encore. Certains officiers essayaient de me la souffler, Lola. Leur concurrence était redoutable, armés quils étaient eux, des séductions de leur Légion dhonneur. Or, on se mit à en parler beaucoup de cette fameuse Légion dhonneur dans les journaux américains. Je crois même quà deux ou trois reprises où je fus cocu, nos relations eussent été très menacées, si au même moment cette frivole ne mavait découvert soudain une utilité supérieure, celle qui consistait à goûter chaque matin les beignets à sa place.

Cette spécialisation de la dernière minute me sauva. De ma part, elle accepta le remplacement. Nétais-je pas moi aussi un valeureux combattant, donc digne de cette fonction de confiance! Dès lors, nous ne fûmes plus seulement amants mais associés. Ainsi débutèrent les temps modernes.

Son corps était pour moi une joie qui nen finissait pas. Je nen avais jamais assez de le parcourir ce corps américain. Jétais à vrai dire un sacré cochon. Je le demeurai.

Je me formai même à cette conviction bien agréable et renforçatrice quun pays apte à produire des corps aussi audacieux dans leur grâce et dune envolée spirituelle aussi tentante devait offrir bien dautres révélations capitales au sens biologique il sentend.

Je décidai, à force de peloter Lola, dentreprendre tôt ou tard le voyage aux États-Unis, comme un véritable pèlerinage et cela dès que possible. Je neus en effet de cesse et de repos (à travers une vie pourtant implacablement contraire et tracassée) avant davoir mené à bien cette profonde aventure, mystiquement anatomique.

Je reçus ainsi tout près du derrière de Lola le message dun nouveau monde. Elle navait pas quun corps Lola, entendons-nous, elle était ornée aussi dune tête menue, mignonne et un peu cruelle à cause des yeux bleu grisaille qui lui remontaient dun tantinet vers les angles, tels ceux des chats sauvages.

Rien que la regarder en face, me faisait venir leau à la bouche comme par un petit goût de vin sec, de silex. Des yeux durs en résumé, et point animés par cette gentille vivacité commerciale, orientalo-fragonarde quont presque tous les yeux de par ici.

Nous nous retrouvions le plus souvent dans un café dà côté. Les blessés de plus en plus nombreux clopinaient à travers les rues, souvent débraillés. À leur bénéfice il sorganisait des quêtes, « Journées » pour ceux-ci, pour ceux-là, et surtout pour les organisateurs des « Journées ». Mentir, baiser, mourir. Il venait dêtre défendu dentreprendre autre chose. On mentait avec rage au-delà de limaginaire, bien au-delà du ridicule et de labsurde, dans les journaux, sur les affiches, à pied, à cheval, en voiture. Tout le monde sy était mis. Cest à qui mentirait plus énormément que lautre. Bientôt, il ny eut plus de vérité dans la ville.

Le peu quon y trouvait en 1914, on en était honteux à présent. Tout ce quon touchait était truqué, le sucre, les avions, les sandales, les confitures, les photos; tout ce quon lisait, avalait, suçait, admirait, proclamait, réfutait, défendait, tout cela nétait que fantômes haineux, truquages et mascarades. Les traîtres eux-mêmes étaient faux. Le délire de mentir et de croire sattrape comme la gale. La petite Lola ne connaissait du français que quelques phrases mais elles étaient patriotiques: « On les aura!.. », « Madelon, viens!.. » Cétait à pleurer.

Elle se penchait ainsi sur notre mort avec entêtement, impudeur, comme toutes les femmes dailleurs, dès que la mode dêtre courageuse pour les autres est venue.

Et moi qui précisément me découvrais tant de goût pour toutes les choses qui méloignaient de la guerre! Je lui demandai à plusieurs reprises des renseignements sur son Amérique à Lola, mais elle ne me répondait alors que par des commentaires tout à fait vagues, prétentieux et manifestement incertains, tendant à faire sur mon esprit une brillante impression.

Mais, je me méfiais des impressions à présent. On mavait possédé une fois à limpression, on ne maurait plus au boniment. Personne.

Je croyais à son corps, je ne croyais pas à son esprit. Je la considérais comme une charmante embusquée, la Lola, à lenvers de la guerre, à lenvers de la vie.

Elle traversait mon angoisse avec la mentalité du Petit Journal: Pompon, Fanfare, ma Lorraine et gants blancs En attendant je lui faisais des politesses de plus en plus fréquentes, parce que je lui avais assuré que ça la ferait maigrir. Mais elle comptait plutôt sur nos longues promenades pour y parvenir. Je les détestais, quant à moi, les longues promenades. Mais elle insistait.

Nous fréquentions ainsi très sportivement le Bois de Boulogne, pendant quelques heures, chaque après-midi, le « Tour des Lacs ».

La nature est une chose effrayante et même quand elle est fermement domestiquée, comme au Bois, elle donne encore une sorte dangoisse aux véritables citadins. Ils se livrent alors assez facilement aux confidences. Rien ne vaut le Bois de Boulogne, tout humide, grillagé, graisseux et pelé quil est, pour faire affluer les souvenirs, incoercibles, chez les gens des villes en promenade entre les arbres. Lola néchappait pas à cette mélancolique et confidente inquiétude. Elle me raconta mille choses à peu près sincères, en nous promenant ainsi, sur sa vie de New York, sur ses petites amies de là-bas.

Je narrivais pas à démêler tout à fait le vraisemblable, dans cette trame compliquée de dollars, de fiançailles, de divorces, dachats de robes et de bijoux dont son existence me paraissait comblée.

Nous allâmes ce jourlà vers le champ de courses. On rencontrait encore dans ces parages des fiacres nombreux et des enfants sur des ânes, et dautres enfants à faire de la poussière et des autos bondées de permissionnaires qui narrêtaient pas de chercher en vitesse des femmes vacantes par les petites allées, entre deux trains, soulevant plus de poussière encore, pressés daller dîner et de faire lamour, agités et visqueux, aux aguets, tracassés par lheure implacable et le désir de vie. Ils en transpiraient de passion et de chaleur aussi.

Le Bois était moins bien tenu quà lhabitude, négligé, administrativement en suspens.

« Cet endroit devait être bien joli avant la guerre?.. remarquait Lola. Élégant?.. Racontez-moi, Ferdinand!.. Les courses ici?.. Était-ce comme chez nous à New York?.. »

À vrai dire, je ny étais jamais allé, moi, aux courses avant la guerre, mais jinventais instantanément pour la distraire cent détails colorés sur ce sujet, à laide des récits quon men avait faits, à droite et à gauche. Les robes Les élégantes Les coupés étincelants Le départ Les trompes allègres et volontaires Le saut de la rivière Le Président de la République La fièvre ondulante des enjeux, etc.

Elle lui plut si fort ma description idéale que ce récit nous rapprocha. À partir de ce moment, elle crut avoir découvert Lola que nous avions au moins un goût en commun, chez moi bien dissimulé, celui des solennités mondaines. Elle men embrassa même spontanément démotion, ce qui lui arrivait rarement, je dois le dire. Et puis la mélancolie des choses à la mode révolues la touchait. Chacun pleure à sa façon le temps qui passe. Lola cétait par les modes mortes quelle sapercevait de la fuite des années.

« Ferdinand, demanda-t-elle, croyez-vous quil y en aura encore des courses dans ce champ-là?

 Quand la guerre sera finie, sans doute, Lola

 Cela nest pas certain, nest-ce pas?..

 Non, pas certain »

Cette possibilité quil ny eût plus jamais de courses à Longchamp la déconcertait. La tristesse du monde saisit les êtres comme elle peut, mais à les saisir elle semble parvenir presque toujours.

« Supposez quelle dure encore longtemps la guerre, Ferdinand, des années par exemple Alors il sera trop tard pour moi Pour revenir ici Me comprenez-vous Ferdinand?.. Jaime tant, vous savez, les jolis endroits comme ceux-ci Bien mondains Bien élégants Il sera trop tard Pour toujours trop tard Peut-être Je serai vieille alors, Ferdinand. Quand elles reprendront les réunions Je serai vieille déjà Vous verrez Ferdinand, il sera trop tard Je sens quil sera trop tard »

« Ferdinand, demanda-t-elle, croyez-vous quil y en aura encore des courses dans ce champ-là?

 Quand la guerre sera finie, sans doute, Lola

 Cela nest pas certain, nest-ce pas?..

 Non, pas certain »

Cette possibilité quil ny eût plus jamais de courses à Longchamp la déconcertait. La tristesse du monde saisit les êtres comme elle peut, mais à les saisir elle semble parvenir presque toujours.

Назад Дальше