Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке - Луи Фердинанд Селин 11 стр.


« Supposez quelle dure encore longtemps la guerre, Ferdinand, des années par exemple Alors il sera trop tard pour moi Pour revenir ici Me comprenez-vous Ferdinand?.. Jaime tant, vous savez, les jolis endroits comme ceux-ci Bien mondains Bien élégants Il sera trop tard Pour toujours trop tard Peut-être Je serai vieille alors, Ferdinand. Quand elles reprendront les réunions Je serai vieille déjà Vous verrez Ferdinand, il sera trop tard Je sens quil sera trop tard »

Et la voilà retournée dans sa désolation, comme pour les deux livres. Je lui donnai pour la rassurer toutes les espérances auxquelles je pouvais penser Quelle navait en somme que vingt et trois années Que la guerre allait passer bien vite Que les beaux jours reviendraient Comme avant, plus beaux quavant. Pour elle au moins Mignonne comme elle était Le temps perdu! Elle le rattraperait sans dommage!.. Les nommages Les admirations, ne lui manqueraient pas de sitôt Elle fit semblant de ne plus avoir de peine pour me faire plaisir.

« Il faut marcher encore? demandait-elle.

 Pour maigrir?

 Ah! cest vrai, joubliais cela »

Nous quittâmes Longchamp, les enfants étaient partis des alentours. Plus que de la poussière. Les permissionnaires pourchassaient encore le Bonheur, mais hors des futaies à présent, traqué quil devait être, le Bonheur, entre les terrasses de la Porte Maillot.

Nous longions les berges vers Saint-Cloud, voilées du halo dansant des brumes qui montent de lautomne. Près du pont, quelques péniches touchaient du nez les arches, durement enfoncées dans leau par le charbon jusquau plat-bord.

Limmense éventail de verdure du parc se déploie au-dessus des grilles. Ces arbres ont la douce ampleur et la force des grands rêves. Seulement des arbres, je men méfiais aussi depuis que jétais passé par leurs embuscades. Un mort derrière chaque arbre. La grande allée montait entre deux rangées roses vers les fontaines. À côté du kiosque la vieille dame aux sodas semblait lentement rassembler toutes les ombres du soir autour de sa jupe. Plus loin dans les chemins de côté flottaient les grands cubes et rectangles tendus de toiles sombres, les baraques dune fête que la guerre avait surprise là, et comblée soudain de silence.

« Cest voilà un an quils sont partis déjà! nous rappelait la vieille aux sodas. À présent, il ny passe pas deux personnes par jour ici Jy viens encore moi par lhabitude On voyait tant de monde par ici!.. »

Elle navait rien compris la vieille au reste de ce qui sétait passé, rien que cela. Lola voulut que nous passions auprès de ces tentes vides, une drôle denvie triste quelle avait.

Nous en comptâmes une vingtaine, des longues garnies de glaces, des petites, bien plus nombreuses, des confiseries foraines, des loteries, un petit théâtre même, tout traversé de courants dair; entre chaque arbre il y en avait, partout, des baraques, lune delles, vers la grande allée, navait même plus ses rideaux, éventée comme un vieux mystère.

Elles penchaient déjà vers les feuilles et la boue les tentes. Nous nous arrêtâmes auprès de la dernière, celle qui sinclinait plus que les autres et tanguait sur ses poteaux, dans le vent, comme un bateau, voiles folles, prêt à rompre sa dernière corde. Elle vacillait, sa toile du milieu secouait dans le vent montant, secouait vers le ciel, au-dessus du toit. Au fronton de la baraque on lisait son vieux nom en vert et rouge; cétait la baraque dun tir: Le Stand des Nations quil sappelait.

Plus personne pour le garder non plus. Il tirait peut-être avec les autres le propriétaire à présent, avec les clients.

Comme les petites cibles dans la boutique en avaient reçu des balles! Toutes criblées de petits points blancs! Une noce pour la rigolade que ça représentait: au premier rang, en zinc, la mariée avec ses fleurs, le cousin, le militaire, le promis, avec une grosse gueule rouge, et puis au deuxième rang des invités encore, quon avait dû tuer bien des fois quand elle marchait encore la fête.

« Je suis sûre que vous devez bien tirer, vous Ferdinand? Si cétait la fête encore, je ferais un match avec vous!.. Nest-ce pas que vous tirez bien Ferdinand?

 Non, je ne tire pas très bien »

Au dernier rang derrière la noce, un autre rang peinturluré, la Mairie avec son drapeau. On devait tirer dans la Mairie aussi quand ça fonctionnait, dans les fenêtres qui souvraient alors dun coup sec de sonnette, sur le petit drapeau en zinc même on tirait. Et puis sur le régiment qui défilait, en pente, à côté, comme le mien, place Clichy, celui-ci entre les pipes et les petits ballons, sur tout ça on avait tiré tant quon avait pu, à présent sur moi on tirait, hier, demain.

« Sur moi aussi quon tire Lola! que je ne pus mempêcher de lui crier.

 Venez! fitelle alors Vous dites des bêtises, Ferdinand, et nous allons attraper froid. »

Nous descendîmes vers Saint-Cloud par la grande allée, la Royale, en évitant la boue, elle me tenait par la main, la sienne était toute petite, mais je ne pouvais plus penser à autre chose quà la noce en zinc du Stand de là-haut quon avait laissée dans lombre de lallée. Joubliais même de lembrasser Lola, cétait plus fort que moi. Je me sentais tout bizarre. Cest même à partir de ce momentlà, je crois, que ma tête est devenue si difficile à tranquilliser avec ses idées dedans.

Quand nous parvînmes au pont de Saint-Cloud, il faisait tout à fait sombre.

« Ferdinand, voulez-vous dîner chez Duval? Vous aimez bien Duval, vous Cela vous changerait les idées On y rencontre toujours beaucoup de monde À moins que vous ne préfériez dîner dans ma chambre? » Elle était bien prévenante, en somme, ce soir-là.

Nous nous décidâmes finalement pour Duval. Mais à peine étions-nous à table que lendroit me parut insensé. Tous ces gens assis en rangs autour de nous me donnaient limpression dattendre eux aussi que des balles les assaillent de partout pendant quils bouffaient.

« Allez-vous-en tous! que je les ai prévenus. Foutez le camp! on va tirer! Vous tuer! Nous tuer tous! »

On ma ramené à lhôtel de Lola, en vitesse. Je voyais partout la même chose. Tous les gens qui défilaient dans les couloirs du Paritz semblaient aller se faire tirer et les employés derrière la grande Caisse, eux aussi, tout juste faits pour ça, et le type den bas même, du Paritz, avec son uniforme bleu comme le ciel et doré comme le soleil, le concierge quon lappelait, et puis des militaires, des officiers déambulants, des généraux, moins beaux que lui bien sûr, mais en uniforme quand même, partout un tir immense, dont on ne sortirait pas, ni les uns ni les autres. Ce nétait plus une rigolade.

« On va tirer! que je leur criais moi, du plus fort que je pouvais, au milieu du grand salon. On va tirer! Foutez donc le camp tous!.. » Et puis par la fenêtre que jai crié ça aussi. Ça me tenait. Un vrai scandale. « Pauvre soldat! » quon disait. Le concierge ma emmené au bar bien doucement, par lamabilité. Il ma fait boire et jai bien bu, et puis enfin les gendarmes sont venus me chercher, plus brutalement eux. Dans le Stand des Nations il y en avait aussi des gendarmes. Je les avais vus. Lola membrassa et les aida à memmener avec leurs menottes.

Alors je suis tombé malade, fiévreux, rendu fou, quils ont expliqué à lhôpital, par la peur. Cétait possible. La meilleure des choses à faire, nest-ce pas, quand on est dans ce monde, cest den sortir? Fou ou pas, peur ou pas.

Ça a fait des histoires. Les uns ont dit: « Ce garçon-là, cest un anarchiste, on va donc le fusiller, cest le moment, et tout de suite, y a pas à hésiter, faut pas lanterner, puisque cest la guerre!.. » Mais il y en avait dautres, plus patients, qui voulaient que je soye seulement syphilitique et bien sincèrement fol et quon menferme en conséquence jusquà la paix, ou tout au moins pendant des mois, parce queux les pas fous, qui avaient toute leur raison, quils disaient, ils voulaient me soigner pendant queux seulement ils feraient la guerre. Ça prouve que pour quon vous croye raisonnable, rien de tel que de posséder un sacré culot. Quand on a un bon culot, ça suffit, presque tout alors vous est permis, absolument tout, on a la majorité pour soi et cest la majorité qui décrète de ce qui est fou et ce qui ne lest pas.

Cependant mon diagnostic demeurait très douteux. Il fut donc décidé par les autorités de me mettre en observation pendant un temps. Ma petite amie Lola eut la permission de me rendre quelques visites, et ma mère aussi. Cétait tout.

Nous étions hébergés nous, les blessés troubles, dans un lycée dIssy-les-Moulineaux, organisé bien exprès pour recevoir et traquer doucement ou fortement aux aveux, selon les cas, ces soldats dans mon genre dont lidéal patriotique était simplement compromis ou tout à fait malade. On ne nous traitait pas absolument mal, mais on se sentait tout le temps, tout de même, guetté par un personnel dinfirmiers silencieux et dotés dénormes oreilles.

Après quelque temps de soumission à cette surveillance on sortait discrètement pour sen aller, soit vers lasile daliénés, soit au front, soit encore assez souvent au poteau.

Parmi les copains rassemblés dans ces locaux louches, je me demandais toujours lequel était en train, parlant bas au réfectoire, de devenir un fantôme.

Près de la grille, à lentrée, dans son petit pavillon, demeurait la concierge, celle qui nous vendait des sucres dorge et des oranges et ce quil fallait en même temps pour se recoudre des boutons. Elle nous vendait encore en plus, du plaisir. Pour les sousofficiers, cétait dix francs le plaisir. Tout le monde pouvait en avoir. Seulement en se méfiant des confidences quon lui faisait trop aisément dans ces moments-là. Elles pouvaient coûter cher ces expansions. Ce quon lui confiait, elle le répétait au médecin-chef, scrupuleusement, et ça vous passait au dossier pour le Conseil de guerre. Il semblait bien prouvé quelle avait ainsi fait fusiller, à coups de confidences, un brigadier de Spahis qui navait pas vingt ans, plus un réserviste du Génie qui avait avalé des clous pour se donner mal à lestomac et puis encore un autre hystérique, celui qui lui avait raconté comment il préparait ses crises de paralysie au front Moi, pour me tâter, elle me proposa certain soir le livret dun père de famille de six enfants, quétait mort quelle disait, et que ça pouvait me servir, à cause des affectations de larrière. En somme, cétait une vicieuse. Au lit par exemple, cétait une superbe affaire et on y revenait et elle nous donnait bien de la joie. Pour une garce cen était une vraie. Faut ça dailleurs pour faire bien jouir. Dans cette cuisine-là, celle du derrière, la coquinerie, après tout, cest comme le poivre dans une bonne sauce, cest indispensable et ça lie.

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