Ce que tu vois, cest par la fatigue, forcément quon se ressemble un peu tous, mais si tu mavais vu avant Quand je faisais de la bicyclette tous les dimanches!.. Jétais beau gosse! Javais des mollets, mon vieux! Du sport, tu sais! Et ça développe les cuisses aussi »
On est ressortis, lallumette quon avait prise pour le regarder sétait éteinte.
« Tu vois, cest trop tard, tu vois!.. »
Une longue raie grise et verte soulignait déjà au loin la crête du coteau, à la limite de la ville, dans la nuit; le Jour! Un de plus! Un de moins! Il faudrait essayer de passer à travers celui-là encore comme à travers les autres, devenus des espèces de cerceaux de plus en plus étroits, les jours, et tout remplis avec des trajectoires et des éclats de mitraille.
« Tu reviendras pas par ici toi, dis, la nuit prochaine? quil demanda en me quittant.
Il ny a pas de nuit prochaine, mon vieux!.. Tu te prends donc pour un général!
J pense plus à rien, moi, quil a fait, pour finir À rien, tentends!.. J pense quà pas crever Ça suffit J me dis quun jour de gagné, cest toujours un jour de plus!
Tas raison Au revoir, vieux, et bonne chance!..
Bonne chance à toi aussi! Peut-être quon se reverra! »
On est retournés chacun dans la guerre. Et puis il sest passé des choses et encore des choses, quil est pas facile de raconter à présent, à cause que ceux daujourdhui ne les comprendraient déjà plus.
Pour être bien vus et considérés, il a fallu se dépêcher dare-dare de devenir bien copains avec les civils parce queux, à larrière, ils devenaient à mesure que la guerre avançait, de plus en plus vicieux. Tout de suite jai compris ça en rentrant à Paris et aussi que leurs femmes avaient le feu au derrière, et les vieux des gueules grandes comme ça, et les mains partout, aux culs, aux poches.
On héritait des combattants à larrière, on avait vite appris la gloire et les bonnes façons de la supporter courageusement et sans douleur.
Les mères, tantôt infirmières, tantôt martyres, ne quittaient plus leurs longs voiles sombres, non plus que le petit diplôme que le Ministre leur faisait remettre à temps par lemployé de la Mairie. En somme, les choses sorganisaient.
Pendant des funérailles soignées on est bien tristes aussi, mais on pense quand même à lhéritage, aux vacances prochaines, à la veuve qui est mignonne, et qui a du tempérament, dit-on, et à vivre encore, soi-même, par contraste, bien longtemps, à ne crever jamais peut-être Qui sait?
Quand on suit ainsi lenterrement, tous les gens vous envoient des grands coups de chapeau. Ça fait plaisir. Cest le moment alors de bien se tenir, davoir lair convenable, de ne pas rigoler tout haut, de se réjouir seulement en dedans. Cest permis. Tout est permis en dedans.
Dans le temps de la guerre, au lieu de danser à lentresol, on dansait dans la cave. Les combattants le toléraient et mieux encore, ils aimaient ça. Ils en demandaient dès quils arrivaient et personne ne trouvait ces façons louches. Y a que la bravoure au fond qui est louche. Être brave avec son corps? Demandez alors à lasticot aussi dêtre brave, il est rose et pâle et mou, tout comme nous.
Pour ma part, je navais plus à me plaindre. Jétais même en train de maffranchir par la médaille militaire que javais gagnée, la blessure et tout. En convalescence, on me lavait apportée la médaille, à lhôpital même. Et le même jour, je men fus au théâtre, la montrer aux civils pendant les entractes. Grand effet. Cétait les premières médailles quon voyait dans Paris. Une affaire!
Cest même à cette occasion, quau foyer de lOpéra-Comique, jai rencontré la petite Lola dAmérique et cest à cause delle que je me suis tout à fait dessalé.
Il existe comme ça certaines dates qui comptent parmi tant de mois où on aurait très bien pu se passer de vivre. Ce jour de la médaille à lOpéra-Comique fut dans la mienne, décisif.
À cause delle, de Lola, je suis devenu tout curieux des États-Unis, à cause des questions que je lui posais tout de suite et auxquelles elle ne répondait quà peine. Quand on est lancé de la sorte dans les voyages, on revient quand on peut et comme on peut
Au moment dont je parle, tout le monde à Paris voulait posséder son petit uniforme. Il ny avait guère que les neutres et les espions qui nen avaient pas, et ceux-là cétait presque les mêmes. Lola avait le sien duniforme officiel et un vrai bien mignon, rehaussé de petites croix rouges partout, sur les manches, sur son menu bonnet de police, coquinement posé de travers toujours sur ses cheveux ondulés. Elle était venue nous aider à sauver la France, confiaitelle au Directeur de lhôtel, dans la mesure de ses faibles forces, mais avec tout son cœur! Nous nous comprîmes tout de suite, mais pas complètement toutefois, parce que les élans du cœur métaient devenus tout à fait désagréables. Je préférais ceux du corps, tout simplement. Il faut sen méfier énormément du cœur, on me lavait appris et comment! à la guerre. Et je nétais pas près de loublier.
Le cœur de Lola était tendre, faible et enthousiaste. Le corps était gentil, très aimable, et il fallut bien que je la prisse dans son ensemble comme elle était. Cétait une gentille fille après tout Lola, seulement, il y avait la guerre entre nous, cette foutue énorme rage qui poussait la moitié des humains, aimants ou non, à envoyer lautre moitié vers labattoir. Alors ça gênait dans les relations, forcément, une manie comme celle-là. Pour moi qui tirais sur ma convalescence tant que je pouvais et qui ne tenais pas du tout à reprendre mon tour au cimetière ardent des batailles, le ridicule de notre massacre mapparaissait, clinquant, à chaque pas que je faisais dans la ville. Une roublardise immense sétalait partout.
Cependant javais peu de chances dy échapper, je navais aucune des relations indispensables pour sen tirer. Je ne connaissais que des pauvres, cest-à-dire des gens dont la mort nintéresse personne. Quant à Lola, il ne fallait pas compter sur elle pour membusquer. Infirmière comme elle était, on ne pouvait rêver, sauf Ortolan peut-être, dun être plus combatif que cette enfant charmante. Avant davoir traversé la fricassée boueuse des héroïsmes, son petit air Jeanne dArc maurait peut-être excité, converti, mais à présent, depuis mon enrôlement de la place Clichy, jétais devenu devant tout héroïsme verbal ou réel, phobiquement rébarbatif. Jétais guéri, bien guéri.
Pour la commodité des dames du Corps expéditionnaire américain, le groupe des infirmières dont Lola faisait partie logeait à lhôtel Paritz et pour lui rendre, à elle particulièrement, les choses encore plus aimables, il lui fut confié (elle avait des relations) dans lhôtel même, la Direction dun service spécial, celui des beignets aux pommes pour les hôpitaux de Paris. Il sen distribuait ainsi chaque matin des milliers de douzaines. Lola remplissait cette fonction bénigne avec un certain petit zèle qui devait dailleurs un peu plus tard tourner tout à fait mal.
Lola, il faut le dire, navait jamais confectionné de beignets de sa vie. Elle embaucha donc un certain nombre de cuisinières mercenaires, et les beignets furent, après quelques essais, prêts à être livrés ponctuellement juteux, dorés et sucrés à ravir. Lola navait plus en somme quà les goûter avant quon les expédiât dans les divers services hospitaliers. Chaque matin Lola se levait dès dix heures et descendait, ayant pris son bain, vers les cuisines situées profondément auprès des caves. Cela, chaque matin, je le dis, et seulement vêtue dun kimono japonais noir et jaune quun ami de San Francisco lui avait offert la veille de son départ.
Tout marchait parfaitement en somme et nous étions bien en train de gagner la guerre, quand certain beau jour, à lheure du déjeuner, je la trouvai bouleversée, se refusant à toucher un seul plat du repas. Lappréhension dun malheur arrivé, dune maladie soudaine me gagna. Je la suppliai de se fier à mon affection vigilante.
Davoir goûté ponctuellement les beignets pendant tout un mois, Lola avait grossi de deux bonnes livres! Son petit ceinturon témoignait dailleurs, par un cran, du désastre. Vinrent les larmes. Essayant de la consoler, de mon mieux, nous parcourûmes, sous le coup de lémotion, en taxi, plusieurs pharmaciens, très diversement situés. Par hasard, implacables, toutes les balances confirmèrent que les deux livres étaient bel et bien acquises, indéniables. Je suggérai alors quelle abandonne son service à une collègue qui, elle, au contraire, recherchait des « avantages ». Lola ne voulut rien entendre de ce compromis quelle considérait comme une honte et une véritable petite désertion dans son genre. Cest même à cette occasion quelle mapprit que son arrière-grand-oncle avait fait, lui aussi, partie de léquipage à tout jamais glorieux du Mayflower débarqué à Boston en 1677, et quen considération dune pareille mémoire, elle ne pouvait songer à se dérober, elle, au devoir des beignets, modeste certes, mais sacré quand même.
Toujours est-il que de ce jour, elle ne goûtait plus les beignets que du bout des dents, quelle possédait dailleurs toutes bien rangées et mignonnes. Cette angoisse de grossir était arrivée à lui gâter tout plaisir. Elle dépérit. Elle eut en peu de temps aussi peur des beignets que moi des obus. Le plus souvent à présent, nous allions nous promener par hygiène de long en large, à cause des beignets, sur les quais, sur les boulevards, mais nous nentrions plus au Napolitain, à cause des glaces qui font, elles aussi, engraisser les dames.
Jamais je navais rien rêvé daussi confortablement habitable que sa chambre, toute bleu pâle, avec une salle de bains à côté. Des photos de ses amis, partout, des dédicaces, peu de femmes, beaucoup dhommes, de beaux garçons, bruns et frisés, son genre, elle me parlait de la couleur de leurs yeux, et puis de ces dédicaces tendres, solennelles, et toutes, définitives. Au début, pour la politesse, ça me gênait, au milieu de toutes ces effigies, et puis on shabitue.
Dès que je cessais de lembrasser, elle y revenait, je ny coupais pas, sur les sujets de la guerre ou des beignets. La France tenait de la place dans nos conversations. Pour Lola, la France demeurait une espèce dentité chevaleresque, aux contours peu définis dans lespace et le temps, mais en ce moment dangereusement blessée et à cause de cela même très excitante. Moi, quand on me parlait de la France, je pensais irrésistiblement à mes tripes, alors forcément, jétais beaucoup plus réservé pour ce qui concernait lenthousiasme. Chacun sa terreur. Cependant, comme elle était complaisante au sexe, je lécoutais sans jamais la contredire. Mais question dâme, je ne la contentais guère. Cest tout vibrant, tout rayonnant quelle maurait voulu et moi, de mon côté, je ne concevais pas du tout pourquoi jaurais été dans cet état-là, sublime, je voyais au contraire mille raisons, toutes irréfutables, pour demeurer dhumeur exactement contraire.