Fortune elle se mit à faire en quelques mois, grâce aux alliés et à son ventre surtout. On lavait débarrassée de ses ovaires il faut le dire, opérée de salpingite lannée précédente. Cette castration libératrice fit sa fortune. Il y a de ces blennorragies féminines qui se démontrent providentielles. Une femme qui passe son temps à redouter les grossesses nest quune espèce dimpotente et nira jamais bien loin dans la réussite.
Les vieux et les jeunes gens aussi croient, je le croyais, quon trouvait moyen de faire facilement lamour et pour pas cher dans larrière-boutique de certaines librairies-lingeries. Cela était encore exact, il y a quelque vingt ans, mais depuis, bien des choses ne se font plus, celles-là surtout parmi les plus agréables. Le puritanisme anglo-saxon nous dessèche chaque mois davantage, il a déjà réduit à peu près à rien la gaudriole impromptue des arrière-boutiques. Tout tourne au mariage et à la correction.
Mme Herote sut mettre à bon profit les dernières licences quon avait encore de baiser debout et pas cher. Un commissaire-priseur désœuvré passa devant son magasin certain dimanche, il y entra, il y est toujours. Gaga, il létait un peu, il le demeura, sans plus. Leur bonheur ne fit aucun bruit. À lombre des journaux délirants dappels aux sacrifices ultimes et patriotiques, la vie, strictement mesurée, farcie de prévoyance, continuait et bien plus astucieuse même que jamais. Tels sont lenvers et lendroit, comme la lumière et lombre, de la même médaille.
Le commissaire de Mme Herote plaçait en Hollande des fonds pour ses amis, les mieux renseignés, et pour Mme Herote à son tour, dès quils furent devenus confidents. Les cravates, les soutiens-gorge, les presque chemises comme elle en vendait, retenaient clients et clientes et surtout les incitaient à revenir souvent.
Grand nombre de rencontres étrangères et nationales eurent lieu à lombre rosée de ces brise-bise parmi les phrases incessantes de la patronne dont toute la personne substantielle, bavarde et parfumée jusquà lévanouissement aurait pu rendre grivois le plus ranci des hépatiques. Dans ces mélanges, loin de perdre lesprit, elle retrouvait son compte Mme Herote, en argent dabord, parce quelle prélevait sa dîme sur les ventes en sentiments, ensuite parce quil se faisait beaucoup damour autour delle. Unissant les couples et les désunissant avec une joie au moins égale, à coups de ragots, dinsinuations, de trahisons.
Elle imaginait du bonheur et du drame sans désemparer. Elle entretenait la vie des passions. Son commerce nen marchait que mieux.
Proust, mi-revenant lui-même, sest perdu avec une extraordinaire ténacité dans linfinie, la diluante futilité des rites et démarches qui sentortillent autour des gens du monde, gens du vide, fantômes de désirs, partouzards indécis attendant leur Watteau toujours, chercheurs sans entrain dimprobables Cythères. Mais Mme Herote, populaire et substantielle dorigine, tenait solidement à la terre par de rudes appétits, bêtes et précis.
Si les gens sont si méchants, cest peut-être seulement parce quils souffrent, mais le temps est long qui sépare le moment où ils ont cessé de souffrir de celui où ils deviennent un peu meilleurs. La belle réussite matérielle et passionnelle de Mme Herote navait pas encore eu le temps dadoucir ses dispositions conquérantes.
Elle nétait pas plus haineuse que la plupart des petites commerçantes dalentour, mais elle se donnait beaucoup de peine à vous démontrer le contraire, alors on se souvient de son cas. Sa boutique nétait pas quun lieu de rendez-vous, cétait encore une sorte dentrée furtive dans un monde de richesse et de luxe où je navais jamais malgré tout mon désir, jusqualors pénétré et doù je fus dailleurs éliminé promptement et péniblement à la suite dune furtive incursion, la première et la seule.
Les gens riches à Paris demeurent ensemble, leurs quartiers, en bloc, forment une tranche de gâteau urbain dont la pointe vient toucher au Louvre, cependant que le rebord arrondi sarrête aux arbres entre le Pont dAuteuil et la Porte des Ternes. Voilà. Cest le bon morceau de la ville. Tout le reste nest que peine et fumier.
Quand on passe du côté de chez les riches on ne remarque pas dabord de grandes différences avec les autres quartiers, si ce nest que les rues y sont un peu plus propres et cest tout. Pour aller faire une excursion dans lintérieur même de ces gens, de ces choses, il faut se fier au hasard ou à lintimité.
Par la boutique de Mme Herote on y pouvait pénétrer un peu avant dans cette réserve à cause des Argentins qui descendaient des quartiers privilégiés pour se fournir chez elle en caleçons et chemises et taquiner aussi son joli choix damies ambitieuses, théâtreuses et musiciennes, bien faites, que Mme Herote attirait à dessein.
À lune delles, moi qui navais rien à offrir que ma jeunesse, comme on dit, je me mis cependant à tenir beaucoup trop. La petite Musyne on lappelait dans ce milieu.
Au passage des Beresinas, tout le monde se connaissait de boutique en boutique, comme dans une véritable petite province, depuis des années coincée entre deux rues de Paris, cest-à-dire quon sy épiait et sy calomniait humainement jusquau délire.
Pour ce qui est de la matérielle, avant la guerre, on y discutait entre commerçants une vie picoreuse et désespérément économe. Cétait entre autres épreuves miséreuses le chagrin chronique de ces boutiquiers, dêtre forcés dans leur pénombre de recourir au gaz dès quatre heures du soir venues, à cause des étalages. Mais il se ménageait ainsi, en retrait, par contre, une ambiance propice aux propositions délicates.
Beaucoup de boutiques étaient malgré tout en train de péricliter à cause de la guerre, tandis que celle de Mme Herote, à force de jeunes Argentins, dofficiers à pécule et des conseils de lami commissaire, prenait un essor que tout le monde, aux environs, commentait, on peut limaginer, en termes abominables.
Notons par exemple quà cette même époque, le célèbre pâtissier du numéro 112 perdit soudain ses belles clientes par leffet de la mobilisation. Les habituelles goûteuses à longs gants forcées tant on avait réquisitionné de chevaux daller à pied ne revinrent plus. Elles ne devaient plus jamais revenir. Quant à Sambanet, le relieur de musique, il se défendit mal lui, soudain, contre lenvie qui lavait toujours possédé de sodomiser quelque soldat. Une telle audace dun soir, mal venue, lui fit un tort irréparable auprès de certains patriotes qui laccusèrent demblée despionnage. Il dut fermer ses rayons.
Par contre Mlle Hermance, au numéro 26, dont la spécialité était jusquà ce jour larticle de caoutchouc avouable ou non, se serait très bien débrouillée, grâce aux circonstances, si elle navait éprouvé précisément toutes les difficultés du monde à sapprovisionner en « préservatifs » quelle recevait dAllemagne.
Seule Mme Herote, en somme, au seuil de la nouvelle époque de la lingerie fine et démocratique entra facilement dans la prospérité.
On sécrivait nombre de lettres anonymes entre boutiques, et des salées. Mme Herote préférait, quant à elle, et pour sa distraction, en adresser à de hauts personnages; en ceci même elle manifestait de la forte ambition qui constituait le fond même de son tempérament. Au Président du Conseil, par exemple elle en envoyait, rien que pour lassurer quil était cocu, et au Maréchal Pétain, en anglais, à laide du dictionnaire, pour le faire enrager. La lettre anonyme? Douche sur les plumes! Mme Herote en recevait chaque jour un petit paquet pour son compte de ces lettres non signées et qui ne sentaient pas bon, je vous lassure. Elle en demeurait pensive, éberluée pendant dix minutes environ, mais elle se reconstituait tout aussitôt son équilibre, nimporte comment, avec nimporte quoi, mais toujours, et solidement encore car il ny avait dans sa vie intérieure aucune place pour le doute et encore moins pour la vérité.
Parmi ses clientes et protégées, nombre de petites artistes lui arrivaient avec plus de dettes que de robes. Toutes, Mme Herote les conseillait et elles sen trouvaient bien, Musyne entre autres qui me semblait à moi la plus mignonne de toutes. Un véritable petit ange musicien, une amour de violoniste, une amour bien dessalée par exemple, elle me le prouva. Implacable dans son désir de réussir sur la terre, et pas au ciel, elle se débrouillait au moment où je la connus, dans un petit acte, tout ce quil y avait de mignon, très parisien et bien oublié, aux Variétés.
Elle apparaissait avec son violon dans une manière de prologue impromptu, versifié, mélodieux. Un genre adorable et compliqué.
Avec ce sentiment que je lui vouai mon temps devint frénétique et se passait en bondissements de lhôpital à la sortie de son théâtre. Je nétais dailleurs presque jamais seul à lattendre. Des militaires terrestres la ravissaient à tour de bras, des aviateurs aussi et bien plus facilement encore, mais le pompon séducteur revenait sans conteste aux Argentins. Leur commerce de viandes froides à ceuxlà, prenait grâce à la pullulation des contingents nouveaux, les proportions dune force de la nature. La petite Musyne en a bien profité de ces jours mercantiles. Elle a bien fait, les Argentins nexistent plus.
Je ne comprenais pas. Jétais cocu avec tout et tout le monde, avec les femmes, largent et les idées. Cocu et pas content. À lheure quil est, il marrive encore de la rencontrer Musyne, par hasard, tous les deux ans ou presque, ainsi que la plupart des êtres quon a connus très bien. Cest le délai quil nous faut, deux années, pour nous rendre compte, dun seul coup dœil, intrompable alors, comme linstinct, des laideurs dont un visage, même en son temps délicieux, sest chargé.
On demeure comme hésitant un instant devant, et puis on finit par laccepter tel quil est devenu le visage avec cette disharmonie croissante, ignoble, de toute la figure. Il le faut bien dire oui, à cette soigneuse et lente caricature burinée par deux ans. Accepter le temps, ce tableau de nous. On peut dire alors quon sest reconnus tout à fait (comme un billet étranger quon hésite à prendre à première vue) quon ne sétait pas trompés de chemin, quon avait bien suivi la vraie route, sans sêtre concertés, limmanquable route pendant deux années de plus, la route de la pourriture. Et voilà tout.