Musyne, quand elle me rencontrait ainsi, fortuitement, tellement je lépouvantais avec ma grosse tête, semblait vouloir me fuir absolument, méviter, se détourner, nimporte quoi Je lui sentais mauvais, cétait évident, de tout un passé, mais moi qui sais son âge, depuis trop dannées, elle a beau faire, elle ne peut absolument plus méchapper. Elle reste là lair gêné devant mon existence, comme devant un monstre. Elle, si délicate, se croit tenue de me poser des questions balourdes, imbéciles, comme en poserait une bonne prise en faute. Les femmes ont des natures de domestiques. Mais elle imagine peut-être seulement cette répulsion, plus quelle ne léprouve; cest lespèce de consolation qui me demeure. Je lui suggère peut-être seulement que je suis immonde. Je suis peut-être un artiste dans ce genre-là. Après tout, pourquoi ny aurait-il pas autant dart possible dans la laideur que dans la beauté? Cest un genre à cultiver, voilà tout.
Jai cru longtemps quelle était sotte la petite Musyne, mais ce nétait quune opinion de vaniteux éconduit. Vous savez, avant la guerre, on était tous encore bien plus ignorants et plus fats quaujourdhui. On ne savait presque rien des choses du monde en général, enfin des inconscients Les petits types dans mon genre prenaient encore bien plus facilement quaujourdhui des vessies pour des lanternes. Dêtre amoureux de Musyne si mignonne je pensais que ça allait me douer de toutes les puissances, et dabord et surtout du courage qui me manquait, tout ça parce quelle était si jolie et si joliment musicienne ma petite amie! Lamour cest comme lalcool, plus on est impuissant et soûl et plus on se croit fort et malin, et sûr de ses droits.
Mme Herote, cousine de nombreux héros décédés, ne sortait plus de son impasse quen grand deuil; encore, nallait-elle en ville que rarement, son commissaire ami se montrant assez jaloux. Nous nous réunissions dans la salle à manger de larrière-boutique, qui, la prospérité venue, prit bel et bien les allures dun petit salon. On y venait converser, sy distraire, gentiment, convenablement sous le gaz. Petite Musyne, au piano, nous ravissait de classiques, rien que des classiques, à cause des convenances de ces temps douloureux. Nous demeurions là, des après-midi, coude à coude, le commissaire au milieu, à bercer ensemble nos secrets, nos craintes, et nos espoirs.
La servante de Mme Herote, récemment engagée, tenait beaucoup à savoir quand les uns allaient se décider enfin à se marier avec les autres. Dans sa campagne on ne concevait pas lunion libre. Tous ces Argentins, ces officiers, ces clients fureteurs lui causaient une inquiétude presque animale.
Musyne se trouvait de plus en plus souvent accaparée par les clients sudaméricains. Je finis de cette façon par connaître à fond toutes les cuisines et domestiques de ces messieurs, à force daller attendre mon aimée à loffice. Les valets de chambre de ces messieurs me prenaient dailleurs pour le maquereau. Et puis, tout le monde finit par me prendre pour un maquereau, y compris Musyne elle-même, en même temps je crois que tous les habitués de la boutique de Mme Herote. Je ny pouvais rien. Dailleurs, il faut bien que cela arrive tôt ou tard, quon vous classe.
Jobtins de lautorité militaire une autre convalescence de deux mois de durée et on parla même de me réformer. Avec Musyne nous décidâmes daller loger ensemble à Billancourt. Cétait pour me semer en réalité ce subterfuge parce quelle profita que nous demeurions loin, pour rentrer de plus en plus rarement à la maison. Toujours elle trouvait de nouveaux prétextes pour rester dans Paris.
Les nuits de Billancourt étaient douces, animées parfois par ces puériles alarmes davions et de zeppelins, grâce auxquelles les citadins trouvaient moyen déprouver des frissons justificatifs. En attendant mon amante, jallais me promener, nuit tombée, jusquau pont de Grenelle, là où lombre monte du fleuve jusquau tablier du métro, avec ses lampadaires en chapelets, tendu en plein noir, avec sa ferraille énorme aussi qui va foncer en tonnerre en plein flanc des gros immeubles du quai de Passy.
Il existe certains coins comme ça dans les villes, si stupidement laids quon y est presque toujours seul.
Musyne finit par ne plus rentrer à notre espèce de foyer quune fois par semaine. Elle accompagnait de plus en plus fréquemment des chanteuses chez les Argentins. Elle aurait pu jouer et gagner sa vie dans les cinémas, où çaurait été bien plus facile pour moi daller la chercher, mais les Argentins étaient gais et bien payants, tandis que les cinémas étaient tristes et payaient peu. Cest toute la vie ces préférences.
Pour comble de mon infortune survint le Théâtre aux Armées. Elle se créa instantanément, Musyne, cent relations militaires au Ministère et de plus en plus fréquemment elle partit alors distraire au front nos petits soldats et cela durant des semaines entières. Elle y détaillait, aux armées, la sonate et ladagio devant les parterres dÉtat-major, bien placés pour lui voir les jambes. Les soldats parqués en gradins à larrière des chefs ne jouissaient eux que des échos mélodieux. Elle passait forcément ensuite des nuits très compliquées dans les hôtels de la zone des Armées. Un jour elle men revint toute guillerette des Armées et munie dun brevet dhéroïsme, signé par lun de nos grands généraux, sil vous plaît. Ce diplôme fut à lorigine de sa définitive réussite.
Dans la colonie argentine, elle sut se rendre du coup extrêmement populaire. On la fêta. On en raffola de ma Musyne, violoniste de guerre si mignonne! Si fraîche et bouclée et puis héroïne par-dessus le marché. Ces Argentins avaient la reconnaissance du ventre, ils vouaient à nos grands chefs une de ces admirations qui nétait pas dans une musette, et quand elle leur revint ma Musyne, avec son document authentique, sa jolie frimousse, ses petits doigts agiles et glorieux, ils se mirent à laimer à qui mieux mieux, aux enchères pour ainsi dire. La poésie héroïque possède sans résistance ceux qui ne vont pas à la guerre et mieux encore ceux que la guerre est en train denrichir énormément. Cest régulier.
Ah! lhéroïsme mutin, cest à défaillir je vous le dis! Les armateurs de Rio offraient leurs noms et leurs actions à la mignonne qui féminisait si joliment à leur usage la vaillance française et guerrière. Musyne avait su se créer, il faut lavouer, un petit répertoire très coquet dincidents de guerre et qui, tel un chapeau mutin, lui allait à ravir. Elle métonnait souvent moi-même par son tact et je dus mavouer, à lentendre, que je nétais en fait de bobards quun grossier simulateur à ses côtés. Elle possédait le don de mettre ses trouvailles dans un certain lointain dramatique où tout devenait et demeurait précieux et pénétrant. Nous demeurions nous combattants, en fait de fariboles, je men rendais soudain compte, grossièrement temporaires et précis. Elle travaillait dans léternel ma belle. Il faut croire Claude Lorrain, les premiers plans dun tableau sont toujours répugnants et lart exige quon situe lintérêt de lœuvre dans les lointains, dans linsaisissable, là où se réfugie le mensonge, ce rêve pris sur le fait, et seul amour des hommes. La femme qui sait tenir compte de notre misérable nature devient aisément notre chérie, notre indispensable et suprême espérance. Nous attendons auprès delle, quelle nous conserve notre menteuse raison dêtre, mais tout en attendant elle peut, dans lexercice de cette magique fonction gagner très largement sa vie. Musyne ny manquait pas, dinstinct.
On trouvait ses Argentins du côté des Ternes, et puis surtout aux limites du Bois, en petits hôtels particuliers, bien clos, brillants, où par ces temps dhiver il régnait une chaleur si agréable quen y pénétrant de la rue, le cours de vos pensées devenait optimiste soudain, malgré vous.
Dans mon désespoir tremblotant, javais entrepris, pour comble de gaffe, daller le plus souvent possible, je lai dit, attendre ma compagne à loffice. Je patientais, parfois jusquau matin, javais sommeil, mais la jalousie me tenait quand même bien réveillé, le vin blanc aussi, que les domestiques me servaient largement. Les maîtres argentins, eux, je les voyais fort rarement, jentendais leurs chansons et leur espagnol fracasseur et le piano qui narrêtait pas, mais joué le plus souvent par dautres mains que par celles de Musyne. Que faisait-elle donc pendant ce temps-là, cette garce, avec ses mains?
Quand nous nous retrouvions au matin devant la porte elle faisait la grimace en me revoyant. Jétais encore naturel comme un animal en ce tempslà, je ne voulais pas la lâcher ma jolie et cest tout, comme un os.
On perd la plus grande partie de sa jeunesse à coups de maladresses. Il était évident quelle allait mabandonner mon aimée tout à fait et bientôt. Je navais pas encore appris quil existe deux humanités très différentes, celle des riches et celle des pauvres. Il ma fallu, comme à tant dautres, vingt années et la guerre, pour apprendre à me tenir dans ma catégorie, à demander le prix des choses et des êtres avant dy toucher, et surtout avant dy tenir.
Me réchauffant donc à loffice avec mes compagnons domestiques, je ne comprenais pas quau-dessus de ma tête dansaient les dieux argentins, ils auraient pu être allemands, français, chinois, cela navait guère dimportance, mais des Dieux, des riches, voilà ce quil fallait comprendre. Eux en haut avec Musyne, moi en dessous, avec rien. Musyne songeait sérieusement à son avenir; alors elle préférait le faire avec un Dieu. Moi aussi bien sûr jy songeais à mon avenir, mais dans une sorte de délire, parce que javais tout le temps, en sourdine, la crainte dêtre tué dans la guerre et la peur aussi de crever de faim dans la paix. Jétais en sursis de mort et amoureux. Ce nétait pas quun cauchemar. Pas bien loin de nous, à moins de cent kilomètres, des millions dhommes, braves, bien armés, bien instruits, mattendaient pour me faire mon affaire et des Français aussi qui mattendaient pour en finir avec ma peau, si je ne voulais pas la faire mettre en lambeaux saignants par ceux den face.
Me réchauffant donc à loffice avec mes compagnons domestiques, je ne comprenais pas quau-dessus de ma tête dansaient les dieux argentins, ils auraient pu être allemands, français, chinois, cela navait guère dimportance, mais des Dieux, des riches, voilà ce quil fallait comprendre. Eux en haut avec Musyne, moi en dessous, avec rien. Musyne songeait sérieusement à son avenir; alors elle préférait le faire avec un Dieu. Moi aussi bien sûr jy songeais à mon avenir, mais dans une sorte de délire, parce que javais tout le temps, en sourdine, la crainte dêtre tué dans la guerre et la peur aussi de crever de faim dans la paix. Jétais en sursis de mort et amoureux. Ce nétait pas quun cauchemar. Pas bien loin de nous, à moins de cent kilomètres, des millions dhommes, braves, bien armés, bien instruits, mattendaient pour me faire mon affaire et des Français aussi qui mattendaient pour en finir avec ma peau, si je ne voulais pas la faire mettre en lambeaux saignants par ceux den face.