Il existe pour le pauvre en ce monde deux grandes manières de crever, soit par lindifférence absolue de vos semblables en temps de paix, ou par la passion homicide des mêmes en la guerre venue. Sils se mettent à penser à vous, cest à votre torture quils songent aussitôt les autres, et rien quà ça. On ne les intéresse que saignants, les salauds! Princhard à cet égard avait eu bien raison. Dans limminence de labattoir, on ne spécule plus beaucoup sur les choses de son avenir, on ne pense guère quà aimer pendant les jours qui vous restent puisque cest le seul moyen doublier son corps un peu, quon va vous écorcher bientôt du haut en bas.
Comme elle me fuyait Musyne, je me prenais pour un idéaliste, cest ainsi quon appelle ses propres petits instincts habillés en grands mots. Ma permission touchait à son terme. Les journaux battaient le rappel de tous les combattants possibles, et bien entendu avant tout, de ceux qui navaient pas de relations. Il était officiel quon ne devait plus penser quà gagner la guerre.
Musyne désirait fort aussi, comme Lola, que je retourne au front dare-dare et que jy reste et comme javais lair de tarder à my rendre, elle se décida à brusquer les choses, ce qui pourtant nétait pas dans sa manière.
Tel soir, où par exception nous rentrions ensemble, à Billancourt, voici que passent les pompiers trompetteurs et tous les gens de notre maison se précipitent à la cave en lhonneur de je ne sais quel zeppelin.
Ces paniques menues pendant lesquelles tout un quartier en pyjama, derrière la bougie, disparaissait en gloussant dans les profondeurs pour échapper à un péril presque entièrement imaginaire mesuraient langoissante futilité de ces êtres tantôt poules effrayées, tantôt moutons fats et consentants. De semblables et monstrueuses inconsistances sont bien faites pour dégoûter à tout jamais le plus patient, le plus tenace des sociophiles.
Dès le premier coup de clairon dalerte Musyne oubliait quon venait de lui découvrir bien de lhéroïsme au Théâtre des Armées. Elle insistait pour que je me précipite avec elle au fond des souterrains, dans le métro, dans les égouts, nimporte où, mais à labri et dans les ultimes profondeurs et surtout tout de suite! À les voir tous dévaler ainsi, gros et petits, les locataires, frivoles ou majestueux, quatre à quatre, vers le trou sauveur, cela finit même à moi, par me pourvoir dindifférence. Lâche ou courageux, cela ne veut pas dire grand-chose. Lapin ici, héros là-bas, cest le même homme, il ne pense pas plus ici que là-bas. Tout ce qui nest pas gagner de largent le dépasse décidément infiniment. Tout ce qui est vie ou mort lui échappe. Même sa propre mort, il la spécule mal et de travers. Il ne comprend que largent et le théâtre.
Musyne pleurnichait devant ma résistance. Dautres locataires nous pressaient de les accompagner, je finis par me laisser convaincre. Il fut émis quant au choix de la cave une série de propositions différentes. La cave du boucher finit par emporter la majorité des adhésions, on prétendait quelle était située plus profondément que nimporte quelle autre de limmeuble. Dès le seuil il vous parvenait des bouffées dune odeur âcre et de moi bien connue, qui me fut à linstant absolument insupportable.
« Tu vas descendre là-dedans Musyne, avec la viande pendante aux crochets? lui demandai-je.
Pourquoi pas? me répondit-elle, bien étonnée.
Eh bien moi, dis-je, jai des souvenirs, et je préfère remonter là-haut
Tu ten vas alors?
Tu viendras me retrouver, dès que ce sera fini!
Mais ça peut durer longtemps
Jaime mieux tattendre là-haut, que je dis. Je naime pas la viande, et ce sera bientôt terminé. »
Pendant lalerte, protégés dans leurs réduits, les locataires échangeaient des politesses guillerettes. Certaines dames en peignoir, dernières venues, se pressaient avec élégance et mesure vers cette voûte odorante dont le boucher et la bouchère leur faisaient les honneurs, tout en sexcusant, à cause du froid artificiel indispensable à la bonne conservation de la marchandise.
Musyne disparut avec les autres. Je lai attendue, chez nous, en haut, une nuit, tout un jour, un an Elle nest jamais revenue me trouver.
Je devins pour ma part à partir de cette époque de plus en plus difficile à contenter et je navais plus que deux idées en tête: sauver ma peau et partir pour lAmérique. Mais échapper à la guerre constituait déjà une œuvre initiale qui me tint tout essoufflé pendant des mois et des mois.
« Des canons! des hommes! des munitions! » quils exigeaient sans jamais en sembler las, les patriotes. Il paraît quon ne pouvait plus dormir tant que la pauvre Belgique et linnocente petite Alsace nauraient pas été arrachées au joug germanique. Cétait une obsession qui empêchait, nous affirmaiton, les meilleurs dentre nous de respirer, de manger, de copuler. Ça navait pas lair tout de même de les empêcher de faire des affaires les survivants. Le moral était bon à larrière, on pouvait le dire.
Il fallut réintégrer en vitesse nos régiments. Mais moi dès la première visite, on me trouva trop au-dessous de la moyenne encore, et juste bon pour être dirigé sur un autre hôpital, pour osseux et nerveux celui-là. Un matin nous sortîmes à six du Dépôt, trois artilleurs et trois dragons, blessés et malades à la recherche de cet endroit où se réparait la vaillance perdue, les réflexes abolis et les bras cassés. Nous passâmes dabord, comme tous les blessés de lépoque, pour le contrôle, au ValdeGrâce, citadelle ventrue, si noble et toute barbue darbres et qui sentait bien fort lomnibus par ses couloirs, odeur aujourdhui et sans doute à jamais disparue, mixture de pieds, de paille et de lampes à huile. Nous ne fîmes pas long feu au Val, à peine entrevus nous étions engueulés et comme il faut, par deux officiers gestionnaires, pelliculaires et surmenés, menacés par ceux-ci du Conseil et projetés à nouveau par dautres Administrateurs dans la rue. Ils navaient pas de place pour nous, quils disaient, en nous indiquant une destination vague: un bastion, quelque part, dans les zones autour de la ville.
De bistrots en bastions, de mominettes en cafés crème, nous partîmes donc à six au hasard des mauvaises directions, à la recherche de ce nouvel abri qui paraissait spécialisé dans la guérison des incapables héros dans notre genre.
Un seul dentre nous six possédait un rudiment de bien, qui tenait tout entier, il faut le dire, dans une petite boîte en zinc de biscuits Pernot, marque célèbre alors et dont je nentends plus parler. Là-dedans, il cachait, notre camarade, des cigarettes, et une brosse à dents, même quon en rigolait tous, de ce soin peu commun alors, quil prenait de ses dents, et que nous on le traitait, à cause de ce raffinement insolite, d« homosexuel ».
Un seul dentre nous six possédait un rudiment de bien, qui tenait tout entier, il faut le dire, dans une petite boîte en zinc de biscuits Pernot, marque célèbre alors et dont je nentends plus parler. Là-dedans, il cachait, notre camarade, des cigarettes, et une brosse à dents, même quon en rigolait tous, de ce soin peu commun alors, quil prenait de ses dents, et que nous on le traitait, à cause de ce raffinement insolite, d« homosexuel ».
Enfin, nous abordâmes, après bien des hésitations, vers le milieu de la nuit, aux remblais bouffis de ténèbres de ce bastion de Bicêtre, le « 43 » quil sintitulait. Cétait le bon.
On venait de le mettre à neuf pour recevoir des éclopés et des vieillards. Le jardin nétait même pas fini.
Quand nous arrivâmes, il ny avait encore en fait dhabitants que la concierge, dans la partie militaire. Il pleuvait dru. Elle eut peur de nous la concierge en nous entendant, mais nous la fîmes rire en lui mettant la main tout de suite au bon endroit. « Je croyais que cétait des Allemands! fitelle. Ils sont loin! lui répondit-on. Où cest que vous êtes malades? sinquiétait-el-le. Partout; mais pas au zizi! » fit un artilleur en réponse. Alors ça, on pouvait dire que cétait du vrai esprit et quelle appréciait en plus, la concierge. Dans ce même bastion séjournèrent par la suite avec nous des vieillards de lAssistance publique. On avait construit pour eux, durgence, de nouveaux bâtiments garnis de kilomètres de vitrages, on les gardait làdedans jusquà la fin des hostilités, comme des insectes. Sur les buttes dalentour, une éruption de lotissements étriqués se disputaient des tas de boue fuyante mal contenue entre des séries de cabanons précaires. À labri de ceux-ci poussent de temps à autre une laitue et trois radis, dont on ne sait jamais pourquoi, des limaces dégoûtées consentent à faire hommage au propriétaire.
Notre hôpital était propre, comme il faut se dépêcher de voir ces choses-là, quelques semaines, tout à leur début, car pour lentretien des choses chez nous, on a aucun goût, on est même à cet égard de francs dégueulasses. On sest couchés, je dis donc, au petit bonheur des lits métalliques et à la lumière lunaire, cétait si neuf ces locaux que lélectricité ny venait pas encore.
Au réveil, notre nouveau médecin-chef est venu se faire connaître, tout content de nous voir, quil semblait, toute cordialité dehors. Il avait des raisons de son côté pour être heureux, il venait dêtre nommé à quatre galons. Cet homme possédait en plus les plus beaux yeux du monde, veloutés et surnaturels, il sen servait beaucoup pour lémoi de quatre charmantes infirmières bénévoles qui lentouraient de prévenances et de mimiques et qui nen perdaient pas une miette de leur médecin-chef. Dès le premier contact, il se saisit de notre moral, comme il nous en prévint. Sans façon, empoignant familièrement lépaule de lun de nous, le secouant paternellement, la voix réconfortante, il nous traça les règles et le plus court chemin pour aller gaillardement et au plus tôt encore nous refaire casser la gueule.
Doù quils provinssent décidément, ils ne pensaient quà cela. On aurait dit que ça leur faisait du bien. Cétait le nouveau vice. « La France, mes amis, vous a fait confiance, cest une femme, la plus belle des femmes la France! entonna-t-il. Elle compte sur votre héroïsme la France! Victime de la plus lâche, de la plus abominable agression. Elle a le droit dexiger de ses fils dêtre vengée profondément la France! Dêtre rétablie dans lintégrité de son territoire, même au prix du sacrifice le plus haut la France! Nous ferons tous ici, en ce qui nous concerne, notre devoir, mes amis, faites le vôtre! Notre science vous appartient! Elle est vôtre! Toutes ses ressources sont au service de votre guérison! Aidez-nous à votre tour dans la mesure de votre bonne volonté! Je le sais, elle nous est acquise votre bonne volonté! Et que bientôt vous puissiez tous reprendre votre place à côté de vos chers camarades des tranchées! Votre place sacrée! Pour la défense de notre sol chéri. Vive la France! En avant! » Il savait parler aux soldats.
Nous étions chacun au pied de notre lit, dans la position du garde-à-vous, lécoutant. Derrière lui, une brune du groupe de ses jolies infirmières dominait mal lémotion qui létreignait et que quelques larmes rendirent visible. Les autres infirmières, ses compagnes, sempressèrent aussitôt: « Chérie! Chérie! Je vous assure Il reviendra, voyons!.. »