Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке - Луи Фердинанд Селин 7 стр.


Dès que jeus pris la route, à cause de la fatigue, je parvins mal à mimaginer, quoi que je fis, mon propre meurtre, avec assez de précision et de détails. Javançais darbre en arbre, dans mon bruit de ferraille. Mon beau sabre à lui seul, pour le potin, valait un piano. Peut-être étais-je à plaindre, mais en tout cas sûrement, jétais grotesque.

À quoi pensait donc le général des Entrayes en mexpédiant ainsi dans ce silence, tout vêtu de cymbales? Pas à moi bien assurément.

Les Aztèques éventraient couramment, quon raconte, dans leurs temples du soleil, quatre-vingt mille croyants par semaine, les offrant ainsi au Dieu des nuages, afin quil leur envoie la pluie. Cest des choses quon a du mal à croire avant daller en guerre. Mais quand on y est, tout sexplique, et les Aztèques et leur mépris du corps dautrui, cest le même que devait avoir pour mes humbles tripes notre général Céladon des Entrayes, plus haut nommé, devenu par leffet des avancements une sorte de dieu précis, lui aussi, une sorte de petit soleil atrocement exigeant.

Il ne me restait quun tout petit peu despoir, celui dêtre fait prisonnier. Il était mince cet espoir, un fil. Un fil dans la nuit, car les circonstances ne se prêtaient pas du tout aux politesses préliminaires. Un coup de fusil vous arrive plus vite quun coup de chapeau dans ces moments-là. Dailleurs, que trouverais-je à lui dire à ce militaire hostile par principe, et venu expressément pour massassiner de lautre bout de lEurope?.. Sil hésitait une seconde (qui me suffirait) que lui diraisje?.. Que seraitil dabord en réalité? Quelque employé de magasin? Un rengagé professionnel? Un fossoyeur peut-être? Dans le civil? Un cuisinier?.. Les chevaux ont bien de la chance eux, car sils subissent aussi la guerre, comme nous, on ne leur demande pas dy souscrire, davoir lair dy croire. Malheureux mais libres chevaux! Lenthousiasme hélas! cest rien que pour nous, ce putain!

Je discernais très bien la route à ce moment et puis posés sur les côtés, sur le limon du sol, les grands carrés et volumes des maisons, aux murs blanchis de lune, comme de gros morceaux de glace inégaux, tout silence, en blocs pâles. Seraitce ici la fin de tout? Combien y passerais-je de temps dans cette solitude après quils mauraient fait mon affaire? Avant den finir? Et dans quel fossé? Le long duquel de ces murs? Ils machèveraient peut-être? Dun coup de couteau? Ils arrachaient parfois les mains, les yeux et le reste On racontait bien des choses à ce propos et des pas drôles! Qui sait?.. Un pas du cheval Encore un autre suffiraient? Ces bêtes trottent chacune comme deux hommes en souliers de fer collés ensemble, avec un drôle de pas de gymnastique tout désuni.

Mon cœur au chaud, ce lapin, derrière sa petite grille des côtes, agité, blotti, stupide.

Quand on se jette dun trait du haut de la Tour Eiffel on doit sentir des choses comme ça. On voudrait se rattraper dans lespace.

Il garda pour moi secrète sa menace, ce village, mais toutefois, pas entièrement. Au centre dune place, un minuscule jet deau glougloutait pour moi tout seul.

Javais tout, pour moi tout seul, ce soir-là. Jétais propriétaire enfin, de la lune, du village, dune peur énorme. Jallais me remettre au trot. Noirceur-sur-la-Lys ça devait être encore à une heure de route au moins, quand japerçus une lueur bien voilée au-dessus dune porte. Je me dirigeai tout droit vers cette lueur et cest ainsi que je me suis découvert une sorte daudace, déserteuse il est vrai, mais insoupçonnée. La lueur disparut vite, mais je lavais bien vue. Je cognai. Jinsistai, je cognai encore, jinterpellai très haut, mi en allemand, mi en français, tour à tour, pour tous les cas, ces inconnus bouclés au fond de cette ombre.

La porte finit par sentrouvrir, un battant.

« Qui êtesvous? » fit une voix. Jétais sauvé.

« Je suis un dragon

 Un Français? » La femme qui parlait, je pouvais lapercevoir.

« Oui, un Français

 Cest quil en est passé ici tantôt des dragons allemands Ils parlaient français aussi ceux-là

 Oui, mais moi, je suis français pour de bon

 Ah!.. »

Elle avait lair den douter.

« Où sont-ils à présent? demandai-je.

 Ils sont repartis vers Noirceur sur les huit heures » Et elle me montrait le nord avec le doigt.

Une jeune fille, un châle, un tablier blanc, sortaient aussi de lombre à présent, jusquau pas de la porte

« Quest-ce quils vous ont fait? que je lui ai demandé, les Allemands?

 Ils ont brûlé une maison près de la mairie et puis ici ils ont tué mon petit frère avec un coup de lance dans le ventre Comme il jouait sur le pont Rouge en les regardant passer Tenez! quelle me montra Il est là »

Elle ne pleurait pas. Elle ralluma cette bougie dont javais surpris la lueur. Et japerçus cétait vrai au fond, le petit cadavre couché sur un matelas, habillé en costume marin; et le cou et la tête livides autant que la lueur même de la bougie, dépassaient dun grand col carré bleu. Il était recroquevillé sur lui-même, bras et jambes et dos recourbés lenfant. Le coup de lance lui avait fait comme un axe pour la mort par le milieu du ventre. Sa mère, elle, pleurait fort, à côté, à genoux, le père aussi. Et puis, ils se mirent à gémir encore tous ensemble. Mais javais bien soif.

« Vous navez pas une bouteille de vin à me vendre? que je demandai.

« Vous navez pas une bouteille de vin à me vendre? que je demandai.

 Faut vous adresser à la mère Elle sait peut-être sil y en a encore Les Allemands nous en ont pris beaucoup tantôt »

Et alors, elles se mirent à discuter ensemble à la suite de ma demande et tout bas.

« Y en a plus! quelle revint mannoncer, la fille, les Allemands ont tout pris Pourtant on leur en avait donné de nous-mêmes et beaucoup

 Ah oui, alors, quils en ont bu! que remarqua la mère, qui sétait arrêtée de pleurer, du coup. Ils aiment ça

 Et plus de cent bouteilles, sûrement, ajouta le père, toujours à genoux lui

 Y en a plus une seule alors? insistai-je, espérant encore, tellement javais grand-soif, et surtout de vin blanc, bien amer, celui qui réveille un peu. J veux bien payer

 Y en a plus que du très bon. Y vaut cinq francs la bouteille consentit alors la mère.

 Cest bien! » Et jai sorti mes cinq francs de ma poche, une grosse pièce.

« Va en chercher une! » lui commanda-t-elle tout doucement à la sœur.

La sœur prit la bougie et remonta un litre de la cachette un instant plus tard.

Jétais servi, je navais plus quà men aller.

« Ils vont revenir? demandai-je, inquiet à nouveau.

 Peutêtre, firentils ensemble, mais alors ils brûleront tout Ils lont promis en partant

 Je vais aller voir ça.

 Vous êtes bien brave Cest par là! » que mindiquait le père, dans la direction de Noirceur-sur-la-Lys Même il sortit sur la chaussée pour me regarder men aller. La fille et la mère demeurèrent craintives auprès du petit cadavre, en veillée.

« Reviens! quelles lui faisaient de lintérieur. Rentre donc Joseph, tas rien à faire sur la route, toi

 Vous êtes bien brave », me dit-il encore le père, et il me serra la main.

Je repris, au trot, la route du Nord.

« Leur dites pas que nous sommes encore là au moins! » La fille était ressortie pour me crier cela.

« Ils le verront bien, demain, répondis-je, si vous êtes là! » Jétais pas content davoir donné mes cent sous. Il y avait ces cent sous entre nous. Ça suffit pour haïr, cent sous, et désirer quils en crèvent tous. Pas damour à perdre dans ce monde, tant quil y aura cent sous.

« Demain! » répétaient-ils, eux, douteux

Demain, pour eux aussi, cétait loin, ça navait pas beaucoup de sens un demain comme ça. Il sagissait de vivre une heure de plus au fond pour nous tous, et une seule heure dans un monde où tout sest rétréci au meurtre cest déjà un phénomène.

Ce ne fut plus bien long. Je trottais darbre en arbre et mattendais à être interpellé ou fusillé dun moment à lautre. Et puis rien.

Il devait être sur les deux heures après minuit, guère plus, quand je parvins sur le faîte dune petite colline, au pas. De là jai aperçu tout dun coup en contrebas des rangées et encore des rangées de becs de gaz allumés, et puis, au premier plan, une gare tout éclairée avec ses wagons, son buffet, doù ne montait cependant aucun bruit Rien. Des rues, des avenues, des réverbères, et encore dautres parallèles de lumières, des quartiers entiers, et puis le reste autour, plus que du noir, du vide, avide autour de la ville, tout étendue elle, étalée devant moi, comme si on lavait perdue la ville, tout allumée et répandue au beau milieu de la nuit. Jai mis pied à terre et je me suis assis sur un petit tertre pour regarder ça pendant un bon moment.

Cela ne mapprenait toujours pas si les Allemands étaient entrés dans Noirceur, mais comme je savais que dans ces cas-là, ils mettaient le feu dhabitude, sils étaient entrés et sils ny mettaient point le feu tout de suite à la ville, cest sans doute quils avaient des idées et des projets pas ordinaires.

Pas de canon non plus, cétait louche.

Mon cheval voulait se coucher lui aussi. Il tirait sur sa bride et cela me fit retourner. Quand je regardai à nouveau du côté de la ville, quelque chose avait changé dans laspect du tertre devant moi, pas grand-chose, bien sûr, mais tout de même assez pour que jappelle. « Hé là! qui va là?.. » Ce changement dans la disposition de lombre avait eu lieu à quelques pas Ce devait être quelquun

« Gueule pas si fort! que répondit une voix dhomme lourde et enrouée, une voix qui avait lair bien française.

 Tes à la traîne aussi toi? » quil me demande de même. À présent, je pouvais le voir. Un fantassin cétait, avec sa visière bien cassée « à la classe ». Après des années et des années, je me souviens bien encore de ce moment-là, sa silhouette sortant des herbes, comme faisaient des cibles au tir autrefois dans les fêtes, les soldats.

Nous nous rapprochions. Javais mon revolver à la main. Jaurais tiré sans savoir pourquoi, un peu plus.

« Écoute, quil me demande, tu les as vus, toi?

 Non, mais je viens par ici pour les voir.

 Tes du 145e dragons?

 Oui, et toi?

 Moi, je suis un réserviste

 Ah! » que je fis. Ça métonnait, un réserviste. Il était le premier réserviste que je rencontrais dans la guerre. On avait toujours été avec des hommes de lactive nous. Je ne voyais pas sa figure, mais sa voix était déjà autre que les nôtres, comme plus triste, donc plus valable que les nôtres. À cause de cela, je ne pouvais mempêcher davoir un peu confiance en lui. Cétait un petit quelque chose.

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