« Jen ai assez moi, quil répétait, je vais aller me faire paumer par les Boches »
Il cachait rien.
« Comment que tu vas faire? »
Ça mintéressait soudain, plus que tout, son projet, comment quil allait sy prendre lui pour réussir à se faire paumer?
« J sais pas encore
Comment que tas fait toujours pour te débiner?.. Cest pas facile de se faire paumer!
J men fous, jirai me donner.
Tas donc peur?
Jai peur et puis je trouve ça con, si tu veux mon avis, j men fous des Allemands moi, ils mont rien fait
Tais-toi, que je lui dis, ils sont peut-être à nous écouter » Javais comme envie dêtre poli avec les Allemands. Jaurais bien voulu quil mexplique celui-là pendant quil y était, ce réserviste, pourquoi j avais pas de courage non plus moi, pour faire la guerre, comme tous les autres Mais il nexpliquait rien, il répétait seulement quil en avait marre.
Il me raconta alors la débandade de son régiment, la veille, au petit jour, à cause des chasseurs à pied de chez nous, qui par erreur avaient ouvert le feu sur sa compagnie à travers champs. On les avait pas attendus à ce moment-là. Ils étaient arrivés trop tôt de trois heures sur lheure prévue. Alors les chasseurs, fatigués, surpris, les avaient criblés. Je connaissais lair, on me lavait joué.
« Moi, tu parles, si jen ai profité! quil ajoutait. Robinson, que je me suis dit! Cest mon nom Robinson!.. Robinson Léon! Cest maintenant ou jamais quil faut que tu les mettes, que je me suis dit!.. Pas vrai? Jai donc pris par le long dun petit bois et puis là, figuretoi, que jai rencontré notre capitaine Il était appuyé à un arbre, bien amoché le piston!.. En train de crever quil était Il se tenait la culotte à deux mains, à cracher Il saignait de partout en roulant des yeux Y avait personne avec lui. Il avait son compte Maman! maman! quil pleurnichait tout en crevant et en pissant du sang aussi
« Finis ça! que je lui dis. Maman! Elle temmerde! Comme ça, dis donc, en passant!.. Sur le coin de la gueule!.. Tu parles si ça a dû le faire jouir la vache!.. Hein, vieux!.. Cest pas souvent, hein, quon peut lui dire ce quon pense, au capitaine Faut en profiter. Cest rare!.. Et pour foutre le camp plus vite, jai laissé tomber le barda et puis les armes aussi Dans une mare à canards qui était là à côté Figure-toi que moi, comme tu me vois, jai envie de tuer personne, jai pas appris Jaimais déjà pas les histoires de bagarre, déjà en temps de paix Je men allais Alors tu te rends compte?.. Dans le civil, jai essayé daller en usine régulièrement Jétais même un peu graveur, mais jaimais pas ça, à cause des disputes, jaimais mieux vendre les journaux du soir et dans un quartier tranquille où jétais connu, autour de la Banque de France Place des Victoires si tu veux savoir Rue des Petits-Champs Cétait mon lot J dépassais jamais la rue du Louvre et le Palais-Royal dun côté, tu vois dici Je faisais le matin des commissions pour les commerçants Une livraison laprès-midi de temps en temps, je bricolais quoi Un peu manœuvre Mais je veux pas darmes moi!.. Si les Allemands te voient avec des armes, hein? Tes bon! Tandis que quand tes en fantaisie, comme moi maintenant Rien dans les mains Rien dans les poches Ils sentent quils auront moins de mal à te faire prisonnier, tu comprends? Ils savent à qui ils ont affaire Si on pouvait arriver à poil aux Allemands, cest ça qui vaudrait encore mieux Comme un cheval! Alors ils pourraient pas savoir de quelle armée quon est?..
Cest vrai ça! »
Je me rendais compte que lâge cest quelque chose pour les idées. Ça rend pratique.
« Cest là quils sont, hein? » Nous fixions et nous estimions ensemble nos chances et cherchions notre avenir comme aux cartes dans le grand plan lumineux que nous offrait la ville en silence.
« On y va? »
Il sagissait de passer la ligne du chemin de fer dabord. Sil y avait des sentinelles, on serait visés. Peut-être pas. Fallait voir. Passer au-dessus ou en dessous par le tunnel.
« Faut nous dépêcher, qua ajouté ce Robinson Cest la nuit quil faut faire ça, le jour, il y a plus damis, tout le monde travaille pour la galerie, le jour, tu vois, même à la guerre cest la foire Tu prends ton canard avec toi? »
Jemmenai le canard. Prudence pour filer plus vite si on était mal accueillis. Nous parvînmes au passage à niveau, levés ses grands bras rouge et blanc. Jen avais jamais vu non plus des barrières de cette forme-là. Y en avait pas des comme ça aux environs de Paris.
« Tu crois quils sont déjà entrés dans la ville, toi?
Cest sûr! quil a dit Avance toujours!.. »
On était à présent forcés dêtre aussi braves que des braves, à cause du cheval qui avançait tranquillement derrière nous, comme sil nous poussait avec son bruit, on nentendait que lui. Toc! et toc! avec ses fers. Il cognait en plein dans lécho, comme si de rien nétait.
Ce Robinson comptait donc sur la nuit pour nous sortir de là?.. On allait au pas tous les deux au milieu de la rue vide, sans ruse du tout, au pas cadencé encore, comme à lexercice.
Il avait raison, Robinson, le jour était impitoyable, de la terre au ciel. Tels que nous allions sur la chaussée, on devait avoir lair bien inoffensifs tous les deux toujours, bien naïfs même, comme si lon rentrait de permission. « Tas entendu dire que le Ier hussards a été fait prisonnier tout entier?.. dans Lille?.. Ils sont entrés comme ça, quon a dit, ils savaient pas, hein! le colonel devant Dans une rue principale mon ami! Ça sest refermé Par-devant Par-derrière Des Allemands partout!.. Aux fenêtres!.. Partout Ça y était Comme des rats quils étaient faits!.. Comme des rats! Tu parles dun filon!..
Ah! les vaches!..
Ah dis donc! Ah dis donc!.. » On nen revenait pas nous autres de cette admirable capture, si nette, si définitive On en bavait. Les boutiques portaient toutes leurs volets clos, les pavillons dhabitation aussi, avec leur petit jardin par-devant, tout ça bien propre. Mais après la Poste on a vu que lun de ces pavillons, un peu plus blanc que les autres, brillait de toutes ses lumières à toutes les fenêtres, au premier comme à lentresol. On a été sonner à la porte. Notre cheval toujours derrière nous. Un homme épais et barbu nous ouvrit. « Je suis le Maire de Noirceur quil a annoncé tout de suite, sans quon lui demande et jattends les Allemands! » Et il est sorti au clair de lune pour nous reconnaître le Maire. Quand il saperçut que nous nétions pas des Allemands nous, mais encore bien des Français, il ne fut plus si solennel, cordial seulement. Et puis gêné aussi. Évidemment, il ne nous attendait plus, nous venions un peu en travers des dispositions quil avait dû prendre, des résolutions arrêtées. Les Allemands devaient entrer à Noirceur cette nuit-là, il était prévenu et il avait tout réglé avec la Préfecture, leur colonel ici, leur ambulance là-bas, etc. Et sils entraient à présent? Nous étant là? Ça ferait sûrement des histoires! Ça créerait sûrement des complications Cela il ne nous le dit pas nettement, mais on voyait bien quil y pensait.
Alors il se mit à nous parler de lintérêt général, dans la nuit, là, dans le silence où nous étions perdus. Rien que de lintérêt général Des biens matériels de la communauté Du patrimoine artistique de Noirceur, confié à sa charge, charge sacrée, sil en était une De léglise du XVe siècle notamment Sils allaient la brûler léglise du XVe ? Comme celle de Condé-sur-Yser à côté! Hein?.. Par simple mauvaise humeur Par dépit de nous trouver là nous Il nous fit ressentir toute la responsabilité que nous encourions Inconscients jeunes soldats que nous étions!.. Les Allemands naimaient pas les villes louches où rôdaient encore des militaires ennemis. Cétait bien connu.
Pendant quil nous parlait ainsi à mi-voix, sa femme et ses deux filles, grosses et appétissantes blondes, lapprouvaient fort, de-ci, de-là, dun mot On nous rejetait, en somme. Entre nous, flottaient les valeurs sentimentales et archéologiques, soudain fort vives, puisquil ny avait plus personne à Noirceur dans la nuit pour les contester Patriotiques, morales, poussées par des mots, fantômes quil essayait de rattraper, le Maire, mais qui sestompaient aussitôt vaincus par notre peur et notre égoïsme à nous et aussi par la vérité pure et simple.
Il sépuisait en de touchants efforts, le Maire de Noirceur, ardent à nous persuader que notre Devoir était bien de foutre le camp tout de suite à tous, les diables, moins brutal certes mais tout aussi décidé dans son genre que notre commandant Pinçon.
De certain, il ny avait à opposer décidément à tous ces puissants que notre petit désir, à nous deux, de ne pas mourir et de ne pas brûler. Cétait peu, surtout que ces choses-là ne peuvent pas se déclarer pendant la guerre. Nous retournâmes donc vers dautres rues vides. Décidément tous les gens que javais rencontrés pendant cette nuit-là mavaient montré leur âme.
« Cest bien ma chance! quil remarqua Robinson comme on sen allait. Tu vois. si seulement tavais été un Allemand toi, comme tes un bon gars aussi, tu maurais fait prisonnier et ça aurait été une bonne chose de faite On a du mal à se débarrasser de soi-même en guerre!
« Cest bien ma chance! quil remarqua Robinson comme on sen allait. Tu vois. si seulement tavais été un Allemand toi, comme tes un bon gars aussi, tu maurais fait prisonnier et ça aurait été une bonne chose de faite On a du mal à se débarrasser de soi-même en guerre!
Et toi, que je lui ai dit, si tavais été un Allemand, tu maurais pas fait prisonnier aussi? Taurais peut-être alors eu leur médaille militaire! Elle doit sappeler dun drôle de mot en allemand leur médaille militaire, hein? »
Comme il ne se trouvait toujours personne sur notre chemin à vouloir de nous comme prisonniers, nous finîmes par aller nous asseoir sur un banc dans un petit square et on a mangé alors la boîte de thon que Robinson Léon promenait et réchauffait dans sa poche depuis le matin. Très au loin, on entendait du canon à présent, mais vraiment très loin. Sils avaient pu rester chacun de leur côté, les ennemis, et nous laisser là tranquilles!
Après ça, cest un quai quon a suivi; et le long des péniches à moitié déchargées, dans leau, à longs jets, on a uriné. On emmenait toujours le cheval à la bride, derrière nous, comme un très gros chien, mais près du Pont, dans la maison du Pasteur, à une seule pièce, sur un matelas aussi, était étendu encore un mort, tout seul, un Français, commandant de chasseurs à cheval qui ressemblait dailleurs un peu à ce Robinson, comme tête.
« Tu parles quil est vilain! que me fit remarquer Robinson. Moi jaime pas les morts
Le plus curieux, que je lui répondis, cest quil te ressemble un peu. Il a un long nez comme le tien et toi tes pas beaucoup moins jeune que lui