Les Rejetés - Owen Jones 3 стр.


De nombreuses jeunes filles étaient déjà vraiment parties pour la capitale. Certaines avaient trouvé des emplois « corrects », mais beaucoup avaient fini par devenir travailleuses du sexe dans les grandes villes, pour ensuite parfois finir par partir à létranger, quelques fois même hors dAsie. De nombreux films dhorreur avaient pour but de dissuader les jeunes femmes de suivre cette voie, et ils avaient eu leffet escompté sur Din et sa mère.

Monsieur Lee appréciait sa vie et aimait sa famille, même si ce nétait pas quelque chose que lon admettait hors des murs de la maison dans sa culture, et il ne voulait pas les perdre en raison dune maladie qui avait peut-être commencé à grandir en lui alors quil nétait encore quun jeune homme.

Le Vieux Monsieur Lee il savait que certains jeunes irrespectueux du village lappelaient aussi le Vieux Bouc Lee avait été, plus jeune, un idéaliste, et sétait enrôlé dans larmée afin de participer à la guerre dans le Vietnam du Nord dès quil avait eu fini ses études. Ils vivaient sur la frontière avec le Laos ; le Vietnam du Nord nétait donc pas loin, et il avait à lépoque appris que les Américains avaient bombardé cette région et le Laos et avait voulu faire sa part pour que cela cessât.

Il avait rallié la cause communiste et était parti sentraîner au combat au Vietnam dès que cela avait été possible. Nombre de ses camarades dentraînement avaient été comme lui partiellement chinois, mais surtout fatigués que des forces étrangères influençassent le futur de leurs compatriotes. Il ne parvenait pas à comprendre pourquoi des Américains vivant à des milliers de kilomètres de là en avaient quelque chose à faire de qui était au pouvoir dans son petit coin du monde, alors que cela lui était bien égal, à lui, quel président ils avaient élu.

Toutefois, le destin avait alors décidé quil naurait jamais la chance de tirer des coups de feu enragés, et il fut touché par le shrapnel dune bombe américaine alors quil se faisait transférer depuis le camp dentraînement vers le champ de bataille pour son tout premier jour. Ses blessures avaient fait un mal de chien, mais elles navaient pas mis sa vie en péril. Elles furent néanmoins suffisantes pour le faire exclure de larmée une fois quil fut apte à quitter lhôpital. Le plus gros morceau avait touché la partie supérieure de sa jambe gauche, mais quelques bouts plus petits avaient criblé son abdomen, ce qui pouvait selon lui éventuellement être la source de ses soucis actuels. Cela avait également causé la rumeur selon laquelle on lui avait tiré dessus.

Il était rentré au pays boiteux et avec une compensation financière suffisante pour acheter une ferme exclusivement dédiée à lagriculture, mais, comme sa jambe lui posait problème, il avait acheté une ferme plus petite et un troupeau de chèvres, quils avaient fait saccoupler puis vendues à la place. Un an après son retour, il sétait résigné au fait que sa jambe ne progresserait pas plus quelle navait pu le faire jusque-là, et avait entretemps épousé une jolie fille du coin quil avait connue et désirée toute sa vie, avec laquelle il avait construit une vie heureuse mais très humble.

Depuis lors, chaque jour de la semaine à lexception des dimanches, Monsieur Lee menait son troupeau brouter dans les hautes terres et, en été, il restait souvent passer la nuit dans lun des bivouacs quil avait mis en place ici et là ; une compétence quil avait acquise à larmée. Il se rappelait avec nostalgie de ces jours comme de jours heureux, même sil ne les aurait pas décrits de la sorte à lépoque.

Il ny avait plus de prédateurs dans ces montagnes en dehors de lhumain, car tous les tigres avaient depuis longtemps été chassés afin dêtre utilisés dans lindustrie médicale chinoise. Monsieur Lee avait des sentiments contradictoires à ce sujet. Dun côté, il savait bien que cela nétait pas une bonne chose, mais de lautre, il navait aucune envie davoir à défendre ses chèvres contre des tigres rôdant dans la nuit. Lorsque la maladie lavait frappé, à peine environ une semaine plus tôt, il avait déjà eu à son actif près de trente années en tant que chevrier, et connaissait donc les montagnes aussi bien que certaines personnes connaissaient leur parc local. Il savait quelles zones étaient à éviter en raison des mines terrestres et de la strychnine déposées par les Américains dans les années 70 et lesquelles avaient été nettoyées, même sil semblait que les démineurs avaient manqué un ou deux explosifs, comme lune de ses chèvres avait pu le découvrir à peine un mois plus tôt. Cela avait été bien triste pour elle, mais sa dépouille navait pas été gâchée, et sa mort avait été rapide. Une pierre délogée par mégarde avait activé une mine et été propulsée vers le ciel, arrachant la tête de la bête dans sa course.

Le chemin du retour à la maison aurait été trop long avec sa carcasse sur les bras, aussi Monsieur Lee avait-il passé quelques jours dans les montagnes à la dévorer tandis que sa famille se faisait un sang dencre à son sujet à la ferme.

Monsieur Lee était un homme heureux. Il appréciait son travail et de passer sa vie à lextérieur, et il avait déjà depuis longtemps fait la paix avec le fait quil ne deviendrait jamais riche ni ne voyagerait à nouveau à létranger. Cétait là la raison pour laquelle son épouse et lui-même étaient au bout du compte contents de navoir eu que deux enfants. Il les aimait tous deux sans aucune préférence et ne désirait que le meilleur pour eux, mais il était néanmoins également content quils eussent arrêté leurs études afin de pouvoir travailler à plein temps à la ferme, où sa femme cultivait par ailleurs des herbes et des légumes et soccupait de trois cochons et de quelques dizaines de poulets.

Monsieur Lee songeait déjà à comment il allait pouvoir agrandir son exploitation grâce à cette aide supplémentaire. Peut-être pourraient-ils ajouter une douzaine de volailles supplémentaires, quelques porcs, voire un champ de maïs sucré à leur actif. Il finit cependant par sextirper de ses rêveries.

« Et si cest grave, Meuh ? Je ne te lai pas encore dit, mais jai fait deux syncopes cette semaine, et je ne suis pas passé loin den faire deux ou trois de plus.

Pourquoi tu ne me las pas dit plus tôt ?

Je ne voulais pas que tu te fasses du souci, et tu naurais de toute façon rien pu y faire, non ?

Non, pas moi-même, mais je taurais envoyé voir ta tante plus tôt, voire un médecin.

Ah, tu me connais. Je taurais dit : « attendons de voir ce que ma tante en dit avant de dépenser tout cet argent. » Mais je dois bien avouer que je me sens très bizarre parfois, et jai un peu peur de ce que ma tante va me dire demain.

Moi aussi. Tu te sens vraiment si mal ?

Parfois. Cest surtout que je nai pas dénergie du tout. Normalement, jarrive toujours à courir et sauter après les chèvres, et maintenant rien que les regarder me fatigue !

Quelque chose ne va vraiment pas ; ça, jen suis certaine. Bon, Paw, dit-elle, en utilisant son surnom peu imaginatif pour lui, puisque cela signifiait simplement « papa » en thaï. Les enfants arrivent. Tu veux leur parler de tout ça maintenant ?

Non, tu as raison. À quoi bon les inquiéter maintenant ? Mais je pense que ma tante me convoquera demain en fin daprès-midi, donc dis-leur que nous aurons une réunion de famille aux alentours du dîner et quils devront être présents. Je pense que je vais aller me coucher maintenant. Je me sens de nouveau fatigué. Le crachat de ma tante ma brièvement ragaillardi, mais ça ne fait déjà plus effet. Dis-leur que je vais bien, mais demande à Den de sortir les chèvres pour moi demain, daccord ? Il na pas besoin daller loin ; jusquà la rivière suffira, histoire quelles broutent et boivent Ça ne leur fera pas de mal si ce nest quun jour ou deux.

Quand tu auras quelques minutes, est-ce que tu pourras aussi me faire de ton thé spécial, sil te plaît ? Celui au gingembre, à lanis, et tout ça Ça devrait me requinquer un peu Oh, et pourquoi pas aussi des graines de melon ou de tournesol Tu pourrais demander à Din den casser quelques-unes pour moi ?

Tu ne voudrais pas une tasse de soupe ? Cest ce que tu préfères.

Daccord, mais, si je dors, pose-la sur la table et je la boirai froide plus tard. Salut, les enfants. Je vais me coucher tôt aujourdhui, mais pas dinquiétude, je vais bien. Votre mère vous donnera les détails. Jai juste une espèce dinfection, je crois. Bonne nuit, tout le monde.

Bonne nuit, Paw », répondirent-ils tous.

Din avait lair de se faire le plus de souci dentre eux tous, mais ils le regardèrent tous avec angoisse prendre congé de la conversation, avant de finalement échanger des regards inquiets entre eux.

Allongé dans lobscurité silencieuse, Monsieur Lee sentit ses flancs lélancer encore plus intensément, de la même manière quune dent cariée causait toujours plus de soucis la nuit, mais il était si exténué quil sendormit quand même rapidement, bien avant que son thé, sa soupe, et ses graines lui parvinssent.

À lextérieur de la maison, assis sur la grande table à demi-éclairée, le reste de la petite famille discuta des soucis de Monsieur Lee à voix basse, bien que personne naurait pu les entendre sils avaient parlé à voix haute.

« Est-ce que Paw est en train de mourir, Maman ? demanda Din, au bord des larmes.

Bien sûr que non, ma chérie, répondit linterrogée. Du moins Je ne pense pas. »

(retour au début)

2 LE DILEMME DE LA FAMILLE LEE

Comme cela était courant à la campagne, toute la famille dormait dans une unique pièce dans la maison : Maman et Papa avaient un matelas double et les enfants avaient chacun un matelas une place, et les trois lits étaient chacun protégés par une moustiquaire. Au lever du jour, chacun fit de son mieux pour se déplacer à pas de loup afin de ne pas réveiller Heng.

Ils savaient que quelque chose nallait vraiment pas, car il était habituellement le premier à être levé et en vadrouille, bravant même les matins les plus froids. Ils jetèrent tous un coup dœil à son visage à travers le filet protecteur et le trouvèrent mortellement pâle. Ils échangèrent des regards inquiets, puis Madame Lee les fit sortir de la pièce.

« Din, ma chérie, rends-nous service. Je naime pas du tout la tête qua ton père ce matin, alors douche-toi vite et va voir si ta grand-tante a quelque chose à nous dire, daccord ? Merci, ma grande. Si elle nest pas encore prête, comme il est tôt je le sais bien , demande-lui, si tu veux bien, si elle peut accélérer le pas pour son neveu préféré, avant quil ne soit trop tard.

Din se mit à pleurer tout en se ruant vers la douche.

Désolée, trésor ; je ne voulais pas te faire tinquiéter ! » sexclama Madame Lee en direction du dos tourné de sa fille.

Lorsque Din arriva chez sa grand-tante, une quinzaine de minutes plus tard, la vieille Chamane était éveillée et habillée, assise sur une grande table devant sa maison et en train de consommer de la soupe de riz.

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