Mackenzie ne dit rien car elle était un peu sous le choc. Il n’avait jamais autant parlé de lui depuis qu’ils se connaissaient – et c’était sorti comme ça, soudainement, naturellement et de manière très inattendue.
Et alors, avant même de se rendre compte de ce qu’elle faisait, elle se mit de nouveau à parler. Et lorsque les mots sortirent de sa bouche, ce fut un peu comme si elle les vomissait.
« C’est un peu ce que ma mère m’a fait, » dit-elle. « J’ai grandi et elle s’est rendue compte qu’elle ne pouvait plus vraiment me contrôler. Et si elle ne pouvait plus me contrôler, alors elle n’avait plus envie d’avoir affaire à moi. Mais lorsqu’elle perdit ce contrôle sur moi, elle perdit également le contrôle sur presque tout le reste. »
« Les parents peuvent être merveilleux, n’est-ce pas ? » dit Bryers.
« À leur manière. »
« Et ton père ? » demanda Bryers.
La question lui fit l’effet d’une piqûre douloureuse au cœur mais elle se surprit à nouveau en répondant. « Il est mort, » dit-elle, sur un ton clair et net. Mais une partie d’elle avait tout de même envie de lui parler de la mort de son père et de comment elle avait découvert son cadavre.
La période où ils avaient été séparés semblait avoir amélioré leur relation professionnelle mais elle n’était toujours pas vraiment prête à partager ces blessures avec Bryers. Mais malgré sa réponse assez froide, Bryers avait néanmoins l’air beaucoup plus ouvert à la conversation et désireux de continuer à parler. Elle se demanda si ça avait à voir avec le fait qu’il travaillait maintenant avec elle avec la bénédiction et l’accord de sa hiérarchie.
« Je suis désolé de l’entendre, » dit-il. Puis il changea tout de suite de sujet, laissant comprendre par là à Mackenzie qu’il avait saisi son manque d’envie de parler davantage du sujet. « Mes parents... ils ne comprenaient pas pourquoi j’avais envie de faire ce boulot. Bien entendu, ils étaient très chrétiens. Quand je leur ai dit, à l’âge de dix-sept ans, que je ne croyais pas en Dieu, ils m’ont tout simplement laissé tomber. Depuis lors, mes parents sont tous les deux décédés. Mon père a encore tenu le coup six ans après la mort de ma mère et on a fini par faire un peu la paix après qu’elle soit décédée. Nous étions de nouveau en de bons termes lorsqu’il est mort d’un cancer des poumons en 2013. »
« Au moins, vous avez eu l’occasion de vous réconcilier, » dit Mackenzie.
« Oui, en effet, » dit-il.
« Tu ne t’es jamais marié ? Tu as des enfants ? »
« J’ai été marié pendant sept ans et j’ai eu deux filles. L’une d’entre elles fait aujourd’hui ses études universitaires au Texas, l’autre est quelque part en Californie. Elle ne me parle plus depuis dix ans, juste après qu’elle ait abandonné le lycée, soit tombée enceinte et se soit fiancée à un type de vingt-six ans. »
Elle hocha de la tête. La conversation lui paraissait trop étrange pour la continuer. C’était bizarre qu’il s’ouvre à elle de cette manière, mais elle lui en était reconnaissante. Les choses dont il lui avait parlées lui permettaient de mieux le comprendre. Bryers était un homme assez solitaire et ça tenait la route avec le fait d’avoir eu des relations difficiles avec ses parents.
Mais quant au fait qu’il avait deux filles avec lesquelles il parlait rarement, c’était une totale découverte. Ça expliquait un peu pourquoi il s’était ouvert à elle et pourquoi il avait l’air d’apprécier de travailler en sa compagnie.
Les deux heures suivantes furent remplies de conversations assez superficielles, principalement au sujet de l’affaire qui les occupait et de la formation de Mackenzie à l’académie. C’était agréable de pouvoir parler de ce genre de choses à quelqu’un et elle se sentit un peu coupable d’avoir écourté la conversation lorsqu’il lui avait posé des questions au sujet de son père.
Il fallut attendre encore une heure et quart avant que Mackenzie commence à voir des indications annonçant la sortie pour Strasburg. Elle sentit l’atmosphère changer dans la voiture, au moment où tous les deux commencèrent à mettre de côté leurs histoires personnelles et se concentrer uniquement sur le boulot qui les attendait.
Six minutes plus tard, Bryers prit la bretelle de sortie pour Strasburg. Lorsqu’ils entrèrent dans la ville, Mackenzie sentit son corps se contracter. Mais c’était une tension positive – le même genre de tension qu’elle avait ressentie au moment où elle était arrivée sur le parking avec l’arme de paintball en main, la veille de la remise des diplômes.
Elle était arrivée. Pas seulement à Strasburg mais surtout à cette étape dans sa vie à laquelle elle avait rêvée depuis le jour où elle avait été affectée à son premier travail inintéressant de bureau au Nebraska, avant qu’on ne lui donne vraiment sa chance.
Mon dieu, pensa-t-elle. C’était vraiment il y a seulement cinq ans et demi ?
Oui, de fait. Et maintenant qu’elle se trouvait littéralement amenée vers la réalisation de tous ces rêves, les cinq années qui séparaient ce travail de bureau de cet instant précis où elle se trouvait dans le siège passager de la voiture de Bryers, avaient plutôt l’air d’une course d’obstacles qui maintenait ces deux parties de sa vie bien séparées. Et ce n’était pas plus mal comme ça. Son passé ne lui avait jamais servi à rien d’autre qu’à la freiner et maintenant qu’elle avait enfin fini par le surmonter, elle était heureuse de le laisser pourrir derrière elle dans l’oubli.
Elle vit le panneau indiquant le parc naturel Little Hill et son cœur se mit à battre plus vite au moment où Bryers ralentit. Elle y était. Sa première affaire en tant qu’agent officiel du FBI. Elle savait que tous les yeux seraient dirigés sur elle.
Le moment était arrivé.
CHAPITRE CINQ
Quand Mackenzie sortit de la voiture dans le parking pour visiteurs du parc naturel Little Hill, elle se prépara à ce qui allait venir, sentant tout de suite la tension du meurtre flotter dans l’air. Elle ne savait pas pourquoi elle ressentait ce genre de choses, mais elle les ressentait. C’était une sorte de sixième sens qu’elle avait et qu’elle aurait parfois aimé ne pas avoir. Aucun autre de ses collègues avec lesquels elle avait travaillé n’avait ce genre de pressentiment.
Elle réalisa que d’une certaine manière ils avaient de la chance. C’était une bénédiction et, en même temps, une malédiction.
Ils traversèrent le parking en direction du centre d’information. Bien que l’automne ne se soit pas encore totalement installé en Virginie, sa présence se faisait sentir plus tôt que prévu. Autour d’eux, les feuilles des arbres commençaient à changer de couleur, tendant vers des nuances de rouge, de jaune et de doré. Un poste de sécurité se trouvait derrière le centre d’information où se tenait une femme qui avait l’air de beaucoup s’ennuyer et qui leur faisait signe en les regardant s’approcher.
Le centre d’information était une sorte de piège à touristes un peu terne. Des t-shirts et des gourdes étaient alignés sur des étagères et des cartes de la région, ainsi que des brochures avec des conseils de pêche, étaient étalées sur une petite étagère le long du côté droit. Au centre de la pièce, se trouvait une dame d’un âge dépassant certainement celui de la retraite. Elle leur souriait derrière son comptoir.
« Vous êtes avec le FBI, n’est-ce pas ? » demanda la femme.
« C’est ça, » dit Mackenzie.
La femme hocha légèrement de la tête et prit le téléphone qui se trouvait derrière le comptoir. Elle composa un numéro qui était noté sur un petit morceau de papier, près du téléphone. En attendant, Mackenzie s’éloigna un peu, suivie par Bryers.
« Tu as dit que tu n’avais pas encore parlé directement avec la police de Strasburg, c’est ça ? » demanda-t-elle.
Bryers acquiesça de la tête.
« On va nous considérer comme des amis ou comme un obstacle ? »
« On va voir, j’imagine. »
Mackenzie hocha de la tête et ils se retournèrent de nouveau vers le comptoir. La femme venait juste de raccrocher et levait les yeux vers eux.
« Le shérif Clements arrivera dans une dizaine de minutes. Il vous retrouvera au poste de garde qui se trouve à l’extérieur. »
Ils sortirent du centre d’information et se dirigèrent vers le poste de garde. À nouveau, Mackenzie se sentit presqu’hypnotisée par les couleurs resplendissantes des arbres. Elle marchait lentement, cherchant à s’imprégner de ce qui l’entourait.
« Hé, White ? » dit Bryers. « Ça va ? »
« Oui, ça va. Pourquoi tu poses la question ? »
« Parce que tu trembles et que tu es un peu pâle. En tant qu’agent expérimenté du FBI, je dirais que tu es nerveuse – très nerveuse, même. »
Elle serra fermement les poings et se rendit compte qu’un léger tremblement secouait ses mains. Oui, elle était nerveuse mais elle pensait qu’elle était parvenue à le dissimuler. Apparement, ce n’était pas le cas.
« Écoute, tu es en plein dedans maintenant. Tu as le droit d’être nerveuse. Mais gère-le à ton avantage. Ne te bats pas contre et n’essaie pas de le dissimuler. Je sais que ça a l’air paradoxal, mais il faut que tu me fasses confiance sur ce coup-là. »
Elle hocha la tête, un peu gênée.
Ils continuèrent en silence. Les couleurs des arbres autour d’eux semblaient les oppresser. Mackenzie regarda le poste de garde qui se trouvait devant eux et vit la barrière suspendue au poste et qui barrait la route. Bien que ça ait l’air stupide, elle ne pouvait pas s’empêcher de penser que son futur l’attendait de l’autre côté de cette barrière. Elle se sentait intimidée mais également anxieuse, de la traverser.
Quelques secondes plus tard, ils entendirent le bruit d’un petit moteur. Presque tout de suite après, ils virent une voiturette de golf déboucher du tournant. Elle roulait apparemment à plein régime et l’homme qui se trouvait derrière le volant était pratiquement recroquevillé derrière, comme s’il souhaitait que la voiturette aille plus vite.
La voiturette s’avança et Mackenzie put apercevoir l’homme qu’elle supposait être le shérif Clements. Il avait l’air d’un dur d’une quarantaine d’années. Il avait le regard vitreux d’un homme qui avait eu une vie difficile. Ses cheveux noirs commençaient à grisonner sur les tempes et il arborait une barbe d’un jour qui faisait apparemment toujours partie de son look.
Clements gara la voiturette, jeta à peine un regard au gardien qui se tenait dans le poste de garde et contourna la barrière pour rejoindre Mackenzie et Bryers.
« Agents White et Bryers, » dit Mackenzie en tendant la main.
Clements prit sa main et la serra de manière passive. Il fit de même avec Bryers, avant de rediriger son attention vers le sentier asphalté par lequel il était venu.
« Pour être tout à fait honnête, » dit Clements, « bien que j’apprécie fortement l’intérêt porté par le FBI, je ne suis pas vraiment sûr que nous ayons besoin de votre aide. »
« Et bien, maintenant que nous sommes ici, voyons si on peut vous donner un coup de main d’une manière ou d’une autre, » dit Bryers, sur un ton aussi amical que possible.
« OK alors, montez en voiture et allons jeter un œil, » dit Clements. Mackenzie faisait de son mieux pour le jauger au moment où ils montèrent dans la voiturette. Sa préoccupation principale depuis le début était de déterminer si Clements était seulement sous un stress immense ou si c’était juste un connard de par nature.
Elle était assise à l’avant avec Clements et Bryers avait pris place à l’arrière. Clements resta silencieux. En fait, on aurait dit qu’il faisait un effort spécial afin de leur faire savoir que ça le dérangeait fortement de les trimbaler avec lui.
Après environ une minute, Clements fit une embardée sur la droite, à l’endroit où la route présentait une bifurcation. C’était la fin de la route asphaltée et le chemin se rétrécit en un sentier étroit qui permettait à peine le passage de la voiturette.
« Quelles sont les instructions qui ont été données au gardien du poste de garde ? » demanda Mackenzie.
« Personne n’a le droit d’entrer, » dit Clements. « Ni même les garde-forestiers, ni la police, à moins que j’en aie donné la permission. Il y a déjà assez de gens qui glandent par ici, rendant les choses plus difficiles qu’elles ne devraient l’être. »
Mackenzie prit note du commentaire et de l’attaque pas très subtile de Clements. Mais elle décida de l’ignorer. Elle n’allait pas se lancer dans une discussion avec lui sur ce sujet avant qu’ils n’aient eu l’occasion de voir la scène du crime.
Environ cinq minutes plus tard, Clements appuya sur les freins. Il descendit de la voiturette avant même qu’elle n’ait eut le temps de s’arrêter complètement. « Venez, » dit-il, comme s’il parlait à un enfant. « Par ici. »
Mackenzie et Bryers descendirent de la voiturette. La forêt les entourait de ses hauts arbres. C’était superbe mais également rempli d’une sorte de silence épais, que Mackenzie avait appris à reconnaître comme un présage – un signe qu’il y avait du sang et de mauvaises nouvelles dans l’air.
Clements les guida à travers bois, en marchant rapidement devant eux. Il n’y avait pas vraiment de sentier à proprement parler. Ici et là, Mackenzie pouvait voir des signes de traces de pas autour des arbres et à travers les feuillages mais c’était tout. Sans même s’en rendre compte, elle passa devant Bryers en essayant de suivre Clements. De temps à autre, elle devait écarter des branchages ou retirer des fils de toiles d’araignée de son visage.
Après deux ou trois minutes, elle commença à entendre le son de plusieurs voix. Le bruit de mouvements se fit de plus en plus fort et elle commença à comprendre ce dont avait parlé Clements. Sans même voir la scène du crime, Mackenzie pouvait déjà dire qu’elle devait être bondée de gens.
Elle put s’en rendre compte moins d’une minute plus tard lorsque la scène fut en vue. Le ruban et les petits drapeaux délimitant la zone dessinaient une grande forme triangulaire au sein de la forêt. À l’intérieur du ruban jaune et des drapeaux rouges, Mackenzie compta huit personnes, y compris Clements. Avec elle et Bryers, ça en ferait dix.
« Vous voyez ce que je veux dire ? » demanda Clements.
Bryers arriva à hauteur de Mackenzie et soupira. « Et bien, c’est un beau bordel. »
Avant de continuer à avancer, Mackenzie fit de son mieux pour analyser la scène. Parmi les huit hommes, quatre faisaient partie de la police locale. Ils étaient facilement identifiables par leurs uniformes. Deux autres portaient également un uniforme mais d’un autre style – probablement la police d’état, pensa Mackenzie. Elle fit de son mieux pour analyser la scène en elle-même et éviter d’être déconcentrée par les chamailleries alentour.
L’endroit semblait être totalement choisi au hasard. Il n’y avait aucun élément d’intérêt, rien qui puisse être considéré comme symbolique. L’endroit était semblable à n’importe quelle autre partie de cette forêt. Elle estima qu’ils se trouvaient à environ deux kilomètres du sentier principal. Le feuillage n’était pas particulièrement dense ici mais il y avait une sorte d’isolement tout autour d’eux.
Une fois qu’elle eut terminé d’analyser minutieusement la scène, elle regarda en direction des hommes qui se chamaillaient. Quelques-un semblaient agités et d’autres avaient l’air fâché. Deux d’entre eux ne portaient aucun uniforme ni signe distinctif de leur profession.
« Qui sont les types sans uniforme ? » demanda Mackenzie.
« Je ne sais pas, » dit Bryers.