Pete Winn continua à parler de détails logistiques, mais sur un ton beaucoup plus décontracté.
« Si vous avez besoin de quoi que ce soit… à manger, à boire, ou si vous voulez retourner à l’héliport, il vous suffit de décrocher le téléphone qui se trouve dans la cabane et de composer le zéro. Nous vous enverrons ce dont vous avez besoin. Vous pouvez également passer la nuit au campement, si vous voulez. On peut vous fournir des ustensiles de toilette, du savon, du shampoing, des rasoirs – nous avons tout ce qu’il faut. Nous avons même des vêtements de rechange. »
« Merci, » dit Luke.
« Je vais vous laisser maintenant, » dit Winn. « Bonne chance. »
Quand il fut parti, Luke prit un moment pour parler à ses hommes. Le camp était entouré de montagnes, comme s’il avait été construit dans une cuvette.
« Swann, combien d’années est-ce que tu as passées en Chine ? »
« Six ans. »
« Dans quelle région ? »
« Un peu partout. J’ai surtout vécu à Pékin, mais j’ai passé beaucoup de temps à Shanghai et à Chongqing, et également un peu dans le Sud, à Guangzhou et à Hong Kong. »
« OK, je veux que tu observes attentivement ce type et que tu en retires le plus d’informations possibles. N’importe quoi, même des détails. L’endroit d’où il pourrait venir. Quel âge il pourrait avoir. Son niveau d’éducation. Son niveau de connaissances informatiques. Est-ce qu’il vient même de Chine ? Les hommes de Susan Hopkins m’ont dit qu’il parlait parfaitement l’anglais. Peut-être qu’il est né ici, aux États-Unis ? Ou au Canada, ou à Hong Kong ? Ou n’importe où, d’ailleurs… Il y a des Chinois partout. »
Swann hocha la tête. « Si ce type travaille pour le gouvernement chinois, je ne vais pas pouvoir découvrir quoi que ce soit. Il sera spécialement entraîné pour ce genre de situations et pour dissimuler ses origines. »
« Alors, fais des suppositions, » dit Luke. « Ce n’est pas un calcul de math. Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises réponses. Je veux juste avoir ton avis. »
Swann hocha la tête. « C’est compris. »
Luke se mit soudain à le scruter du regard. « Est-ce que tu as l’âme sensible ? »
Il ne s’était jamais inquiété du caractère de Swann auparavant, mais il se rendit soudain compte qu’il se pourrait que Swann ne réagisse pas bien face à certaines situations.
« L’âme sensible ? Dans quel sens ? »
« Il se pourrait qu’Ed et moi, on doive monter la pression d’un cran. »
« Eh bien, prévenez-moi et j’irai faire un tour dehors. »
« Si tu fais ça, n’oublie pas de faire un petit signe amical aux snipers, » dit Ed Newsam.
À environ trois cents mètres de là, se dressait une tour de guet de douze mètres de haut. Luke et Swann regardèrent dans cette direction. Un homme se tenait debout dans la tour, un fusil en main. De là où ils se trouvaient, on aurait dit qu’il avait le fusil pointé sur eux.
« Est-ce qu’il peut faire mouche de là où il se trouve ? » demanda Swann.
« Les yeux fermés, » dit Luke.
« Mais il ne fait juste que s’entraîner, » dit Ed. « Il essaye de se distraire un peu, pour ne pas trop s’ennuyer. »
Sur ces mots, ils entrèrent dans la cabane.
*
L’homme portait une combinaison jaune vif. Il était assis sur une chaise pliante en métal au milieu de la pièce, qui était vide. Il était assez imposant. Il avait de larges épaules, des jambes et des bras épais, et un ventre proéminent.
Il avait une capuche noire sur la tête. Ses poignets étaient attachés derrière son dos. Ses jambes étaient menottées ensemble au niveau des chevilles. Il était penché en avant, comme s’il dormait. Avec la capuche qu’il avait sur la tête, c’était impossible à dire.
Luke lui retira la capuche. L’homme sursauta de surprise et se redressa sur sa chaise. Ses cheveux noirs de jais étaient ébouriffés – ils se dressaient sur sa tête à certains endroits et étaient aplatis à d’autres. Une fois qu’il eut retiré la capuche, Luke vit qu’il portait également un masque sur les yeux – le genre de masque que les gens mettaient pour dormir lors de vols long courrier.
Il bâilla comme s’il venait de se réveiller d’une longue sieste.
« Li Quiangguo, » dit Luke. « Ni hui shuo yingyu ma ? »
En mandarin, ça voulait dire Est-ce que vous parlez anglais ?
L’homme leur sourit. « Appelez-moi Johnny, » dit-il. « S’il vous plaît. C’est le nom que j’utilise ici, en Occident. Et parlons plutôt anglais. Ce sera plus facile pour tout le monde, et surtout pour moi. »
L’anglais qu’il parlait était la version américaine, sans aucun doute possible. Mais il n’y décela aucun accent, aucune intonation régionale. Si Luke avait vraiment dû faire une supposition, il aurait peut-être dit qu’il venait du Midwest… mais franchement, il n’y avait rien qui indique vraiment qu’il venait d’une région en particulier. Il aurait tout aussi bien pu descendre directement d’un vaisseau spatial.
« Pourquoi est-ce que c’est plus facile pour toi ? » lui demanda Luke.
« C’est plus agréable à mes oreilles. Ça m’empêche de devoir écouter des gens comme vous charcuter la magnifique langue chinoise. »
Luke sourit. « Dis-moi, Li. Pourquoi ne t’es-tu pas tué quand tu en as eu l’occasion ? »
Li eut une expression exagérée de surprise, et même de dégoût. « Pourquoi est-ce que je ferais ça ? J’aime l’Amérique. Et on m’a plutôt bien traité jusqu’à présent. »
C’était une chose plutôt surprenante à dire, venant d’un homme qui avait été attaché toute la nuit à une chaise en métal, avec une capuche noire et un masque sur la tête, dans un centre de détention qui n’existait pas, et sans aucun moyen d’entrer en contact avec le monde extérieur. Il n’était pas techniquement en état d’arrestation et il n’avait pas pu voir d’avocat. Il avait été retiré de la circulation et même s’il n’avait pas été torturé, pour la plupart des gens, ça n’avait rien à voir avec la définition d’un traitement ‘correct’.
Li eut l’air de lire dans les pensées de Luke. « J’ai entendu des oiseaux chanter ce matin. C’est comme ça que j’ai su qu’une nouvelle journée commençait. »
Luke tendit la main et enleva le masque des yeux de l’homme. « Des oiseaux qui chantent au lever du soleil. C’est agréable. Je suis content de savoir que tu as apprécié ton séjour jusqu’à présent. Mais malheureusement, c’est sur le point de changer. »
« Ah. » L’homme cligna des yeux sous l’effet de la clarté. Il regarda autour de lui et vit Swann et Ed Newsam. Mais ses yeux s’arrêtèrent tout spécialement sur Ed.
Ed était appuyé contre un mur. Il avait l’air très détendu, mais en même temps, très menaçant. Son corps bougeait à peine. On sentait tellement d’énergie accumulée à l’intérieur qu’il était comme une tornade sur le point de frapper. Ses yeux ne quittaient pas les yeux du Chinois.
« Je vois, » dit Li.
Luke hocha la tête. « Oui. J’imagine. »
Le visage de Li se durcit. « Je suis un touriste. Il y a erreur sur la personne. »
« Si tu es un touriste, » dit Ed, « peut-être que tu pourrais nous donner le nom et les coordonnées de ta famille, pour qu’on puisse leur dire où tu es. Et leur dire que tu vas bien. »
Li secoua la tête. « Je veux parler à l’ambassade de Chine. »
« Nos supérieurs l’ont déjà fait pour toi, » dit Luke. Ce n’était pas vrai, enfin… pas qu’il sache. Il allait délibérément lui mentir mais il savait aussi que son histoire allait tenir la route.
« C’était une conversation officieuse, comme tu peux l’imaginer, vu la gravité de la situation, » dit-il. « Le gouvernement chinois dit que ton identité n’est pas réelle. Il n’y a aucun cursus scolaire, ni aucun parcours professionnel à ce nom. Aucun contexte familial et aucune ville d’origine. Ils ont reçu un scan de ton passeport et ils ont affirmé qu’il s’agissait d’un faux de très bonne qualité. »
Li regarda droit devant lui. Il resta silencieux.
Luke lui laissa un moment pour digérer l’information. Il avait déjà vu des suspects craquer au moment où ils se rendaient compte que leurs supérieurs les avaient lâchés. Mais craquer n’était pas vraiment le terme correct. Parfois, quand ils se retrouvaient sans pays, ils changeaient tout simplement de côté.
« Li, tu m’entends ? Ils ne vont pas te protéger. Tu ne vas pas t’en sortir. Tu n’as pas pris ta pilule quand tu devais le faire, et maintenant tu te retrouves ici. Il n’y a aucune porte de sortie. Pour ton pays, tu n’existes pas et tu n’as jamais existé. L’endroit où tu te trouves actuellement n’existe pas non plus. Tu pourrais finir dans un baril au fond de l’océan ou dans un ravin en pleine nature… Personne ne s’en souciera. Personne n’en saura même jamais rien. »
L’homme continua à rester silencieux. Il se contentait de regarder droit devant lui.
« Li, qu’est-ce que tu sais au sujet du barrage de Black Rock ? Et sur la manière dont s’ouvrent les écluses ? »
« Je ne sais rien. »
Luke attendit un instant, avant de continuer. « Eh bien, je vais te dire ce que je sais. Aux dernières nouvelles, plus de mille personnes sont mortes. Tu sais combien ça me met en colère ? Ça me donne envie de venger leur mort. J’ai envie de trouver un bouc émissaire et de le lui faire payer. Tu es le bouc émissaire idéal, non ? Un homme dont personne n’en a rien à foutre, dont personne se rappelle et qui ne manquera à personne. Et je vais te dire encore autre chose. Je sais que tu es entraîné pour résister aux interrogatoires. Et ça me rend encore plus heureux. Ça veut dire que je peux prendre mon temps. On peut rester ici pendant des jours, ou même pendant des semaines. Nos hommes travaillent sur le problème de ce barrage. Ils découvriront ce qui s’est passé. On n’a pas besoin des miettes d’informations que tu pourrais avoir. Je ne veux même pas savoir, pour être tout à fait franc. J’ai juste envie de te faire mal. Et plus tu restes là silencieux, plus j’ai envie de te frapper. »
Luke s’était agenouillé devant Li. Il n’était plus qu’à quelques centimètres de son visage et il le regardait droit dans les yeux. « On va apprendre à bien se connaître tous les deux, tu es d’accord, Li ? Je finirai par tout savoir à ton sujet. »
Luke regarda Swann, qui était debout dans un coin, près de la fenêtre à barreaux. Il n’avait pas dit un mot depuis qu’ils étaient entrés. Il regardait l’enceinte en béton et les collines luxuriantes des alentours. Swann était un analyste, un type qui gérait des données. Et il n’avait sûrement jamais pensé à la manière dont ces données étaient parfois obtenues. Les menaces de mort n’étaient que le début.
« Li, on te parle, » dit Ed.
Li parvint à sourire légèrement, mais sans y mettre une pointe d’humour. « S’il vous plaît, » dit-il. « Appelez-moi Johnny. »
* * *
Une heure s’écoula. Luke et Ed s’étaient relayés pour interroger Li, mais sans succès. Au contraire, Li commençait à être de plus en plus confiant. Il avait fini par croire que quelques baffes d’Ed seraient le pire qui pourrait lui arriver.
Luke regarda à nouveau Swann.
« OK, Swann, » dit-il. « Je pense que c’est un bon moment pour aller faire ta promenade. »
Quelques minutes plus tôt, Luke avait ouvert l’armoire avec la clé que Pete Winn lui avait donnée. L’armoire ressemblait plus à un débarras qu’à autre chose. À l’intérieur, il y avait une table pliante qui ressemblait un peu à une planche à repasser, mais en plus large, en plus bas et en beaucoup plus résistant. Elle mesurait deux mètres de long sur un mètre vingt de large.
Une fois dépliée, la table présentait une certaine inclinaison. À l’extrémité la plus haute, il y avait des menottes pour les chevilles. Au centre, il y avait des lanières en cuir pour attacher les poignets et pour entourer la taille. Et à l’autre extrémité, il y avait un anneau en métal pour maintenir la tête immobile.
C’était une plateforme pour infliger des tortures simulant la noyade.
Quand Ed et Luke sortirent la table, Li commença à être visiblement nerveux. Il sut tout de suite de quoi il s’agissait. Bien entendu… c’était un agent des renseignements, un agent sur le terrain et il devait avoir déjà vu cet ustensile au cours de sa formation. Qu’on soit Américain ou Chinois, c’était pareil. Luke avait une fois assisté à une démonstration de cette technique. Un agent de la CIA, qui avait rejoint l’agence après avoir fait partie des Navy SEAL et qui s’était retrouvé à de nombreuses reprises dans des pays en guerre, s’était porté volontaire pour faire le cobaye.
Luke n’a jamais su comment ils avaient pu le convaincre. Peut-être qu’il avait reçu un bonus. En tout cas, ça devait être un très gros bonus. Il avait eu l’air détendu avant la démonstration. Il rigolait et blaguait avec ses futurs tortionnaires. Une fois que la procédure a commencé, il a tout de suite changé. Il a tenu le coup vingt-quatre secondes avant d’utiliser le mot de passe pour mettre fin à la torture. Ils l’avaient chronométré.
« Vous savez sûrement que c’est contraire aux conventions de Genève, » dit Li, d’une voix légèrement tremblante. « Ça va à l’encontre… »
« La dernière fois que j’ai vérifié, on n’était pas à Genève, » dit Luke. « En fait, nous ne sommes nulle part. Comme je te l’ai dit, cette installation n’existe pas, ni aucun type du nom de Li Quiangguo. »
Luke prit les autres accessoires qu’il avait sortis de l’armoire. Il y avait deux grands arrosoirs, qui ressemblaient à ceux qu’utilisaient les femmes âgées pour arroser leur jardin. Il y avait également des cadenas pour les menottes et les lanières. Et pour terminer, il y avait quelques serviettes épaisses et un rouleau de cellophane. Si les serviettes ne fonctionnaient pas, ils pourraient toujours passer à la cellophane. Même si en général, la CIA ne prenait même pas la peine de passer par l’étape des serviettes.
« Eh bien, » dit Ed. « Je n’ai plus fait ça depuis l’Afghanistan. Ça fait au moins cinq ans. »
« Alors ça fait moins longtemps que moi, » dit Luke. « Je te laisse l’honneur de commencer. Comment ça s’est passé, la dernière fois ? »
Ed haussa les épaules. « C’était plutôt effrayant. Il y en a deux qui sont morts. Ça n’a rien à voir avec les autres méthodes d’interrogatoire. Tu peux électrocuter des gens toute la journée… Avec une intensité adéquate de courant, ça leur fait mal mais ça ne les tue pas. En revanche, avec ça, les gens y restent. Ils se noient. Ils finissent par avoir des lésions cérébrales ou un arrêt cardiaque. »
« Écoutez, » dit Li. Il tremblait maintenant de tout son corps. « Les interrogatoires accompagnés de sévices liés à la noyade vont à l’encontre de toutes les lois de la guerre. C’est reconnu comme une torture par toutes les organisations internationales. C’est une atteinte grave aux droits de l’homme. »
« Tiens, tout d’un coup, les lois et les règlements, ça t’intéresse, » dit Ed. « Moi, ce que j’en pense, c’est qu’un type qui a délibérément noyé des milliers de personnes a perdu tous ses droits. Je ne le traite plus comme un être humain. »
« Écoutez, » dit Swann. « Je ne suis pas à l’aise avec tout ça. »
Luke le regarda. « Swann, je t’ai dit d’aller faire un tour. Va te promener une vingtaine de minutes. Ça devrait être plus que suffisant. »
Le visage de Swann devint tout rouge. « Luke, tout ce que j’ai lu sur le sujet dit la même chose. Que tu n’obtiendras pas des renseignements fiables en utilisant ce genre de méthodes. Il dira n’importe quoi pour que ça s’arrête. »
Il n’était jamais arrivé à Luke que Swann mette en doute ses décisions. Et il se demandait si c’était le cas maintenant. Il se contenta néanmoins de secouer la tête.
« Swann, il ne faut pas croire tout ce que tu lis. Avec cette méthode, je suis déjà parvenu à obtenir des renseignements concrets et précis en quelques minutes. Et vu que monsieur Li est notre invité, c’est la manière la plus rapide de vérifier ses dires. Et de savoir s’il nous a menti. La seule raison pour laquelle cette méthode n’est pas recommandée, comme l’a si bien dit Li, c’est parce que ça s’apparente à de la torture. Mais ça fonctionne. Et dans le contexte approprié, ça fonctionne même très, très bien. »