Surtout des tatouages comme ceux-ci : des œuvres d’art aléatoires et sans aucun sens. Zoe aurait pu comprendre que quelqu’un puisse considérer la forme caricaturale d’un visage de femme comme étant une œuvre d’art, quelque chose à placer sur un mur ou dans un livre. Mais le faire tatouer sur son corps pour le reste de sa vie ? Porter le visage de cette personne – cette personne fictive, qui ne signifie rien pour vous ni pour personne d’autre, qui est seulement née des rêveries hasardeuses d’un artiste ?
Cela la dépassait, et elle ne savait pas si elle pouvait faire confiance à quelqu’un qui était prêt à faire une déclaration systématique sur quelque chose d’aussi insignifiant.
« Tant pis. » Javier haussa les épaules, visiblement peu affecté par son désintérêt. « Je ne sais pas ce que je vais faire avec le dessin que j’ai réalisé pour Callie. Je pensais le mettre sur moi, mais ça pourrait sembler bizarre.
– Pourquoi donc ? » demanda Zoe, suspendues à ses mots. D’après son expérience, si une personne impliquée dans une affaire de meurtre pensait qu’une situation lui semblait « bizarre, » cela valait généralement la peine de vérifier.
« Eh bien, tout d’abord, c’était une pièce commémorative. Attendez, je vais vous montrer. » Javier se mit à fouiller sur un bureau jonché de morceaux de motifs épars esquissés sur du papier calque, et en sortit un dessin plus abouti sur un bloc-notes d’artiste. Il était encré avec de larges traits noirs, reprenant la forme d’un oiseau en vol.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Zoe, sans tenir compte du regard méchant que Javier lui lançait pour ne pas avoir immédiatement compris son œuvre.
« C’est un corbeau. Tiré du mythe de Munin, commença-t-il.
– Une légende en vieux norrois, » coupa Zoe. Elle pouvait ici démontrer qu’elle savait au moins quelque chose. « Un oiseau qui accompagnait le dieu Odin. C’est pourquoi vous l’avez qualifié de pièce commémorative.
– Ça et les fleurs. » Javier indiqua des gerbes de fleurs derrière l’oiseau noir, soigneusement colorées dans des nuances de lilas et de violet. « Ce sont des zinnias, qui représentent le souvenir d’un ami perdu.
– En souvenir de qui ? » demanda doucement Shelley, en examinant le dessin par-dessus l’épaule de Zoe.
« Un ancien ami. » Javier grimaça, haussa les épaules. « Un ancien petit ami, en réalité. À l’époque où Callie, hum…
– Se droguait ? » compléta Zoe. Elle sentit Shelley quelque peu embarrassée à côté d’elle, mais elle ne réagit pas. Quel était l’intérêt de tourner autour du pot ? Ils savaient tous de quoi ils parlaient. Ce n’était un secret pour personne.
« Oui, » dit Javier, remontant l’une de ses mains pour se frotter la nuque. « J’allais dire qu’elle avait de mauvaises fréquentations, mais oui.
– Quelle est cette histoire ? » demanda Shelley. Son ton était beaucoup plus compatissant que celui de Zoe. Elle avait, en quelque sorte, le don de poser ces mêmes questions incisives, mais en les rendant tellement plus… gentilles.
– C’était un type louche. Il faisait partie du groupe qui l’a conduite à se droguer pour la première fois. D’après ce que j’ai compris, quand ils n’étaient pas défoncés, ils étaient ivres. Et quand n’étaient pas défoncés ou ivres, ils sniffaient de la coke dans les toilettes et ils baisaient. » Javier secoua la tête, inspirant profondément. « Désolé. Je n’aime pas penser à elle comme ça. Ce n’est pas ce qu’elle est vraiment. Celle qu’elle a été, ces dernières années quand je l’ai connue.
– Elle s’est ressaisie après l’université, n’est-ce pas ? demanda Shelley.
– Exact. Je l’ai aidée. Au début, elle ne pouvait pas se payer la cure de désintoxe, alors on a fait une expo d’art. On a collecté de l’argent pour elle, pour moi et pour quelques autres de notre classe. Nous sommes restés en contact depuis.
– Cet ex-ami, » insista Zoe, en essayant de le maintenir sur la bonne voie.
« Il a été tué, je crois. Ou, je ne sais pas. Callie n’aimait pas beaucoup parler de lui à l’époque. Ces dernières années, elle a commencé à se réconcilier avec, à passer à autre chose. Je pense qu’elle avait finalement accepté qu’il était mauvais pour elle, toxique. Mais que ce qu’ils avaient vécu avait aussi de l’importance. C’est pour ça, les fleurs. Pas un amour perdu, mais juste un ami perdu. »
Tué ? Cela suscita fortement l’intérêt de Zoe. « Savez-vous quelles ont été les circonstances de sa mort ?
– Ce n’était pas une overdose. La police enquêtait, mais je ne sais pas s’ils ont attrapé quelqu’un au final. C’est tout. C’est tout ce que je sais. »
Zoe réfléchit à cette idée. Cela pourrait être un fil conducteur très tentant, si d’abord ce mystérieux petit ami avait été assassiné, et ensuite Callie. Il suffirait de trouver un lien avec Dowling, et elles auraient une piste. Peut-être quelque chose en rapport avec la drogue.
Shelley avait dit que tout cela n’était que de la culture populaire, mais les tatouages… Zoe n’avait jamais été fan. Ils symbolisaient une frange de la société qu’elle situait plutôt derrière les barreaux que dans des positions respectables. On ne pouvait pas trouver un bon emploi avec un tatouage. On ne pouvait certainement pas s’engager dans les forces de l’ordre, pas avec des larmes tatouées sur le visage ou le nom de son enfant sur le cou.
Le tatouage que Javier avait conçu pour Callie était grand. Dix-huit virgule cinq centimètres, de haut en bas. Ce n’était pas quelque chose que l’on pouvait cacher. Il avait été conçu pour être vu. Les gens avec des tatouages visibles, comme le sien et comme celui de Dowling, n’étaient généralement pas des gens bien.
Les choses commençaient à coller. Callie et son petit ami évoluaient dans le milieu de la drogue. Ils traînaient avec des individus peu recommandables. Même si elle était sevrée au moment de sa mort, elle avait le genre de passé qui attirait le meurtre. Ce n’était pas parce que Dowling avait un style de vie propre maintenant qu’il n’avait pas été impliqué dans des affaires auparavant.
« Merci, Javier, dit sèchement Zoe. Cela va beaucoup nous aider.
– Attends, l’arrêta Shelley. J’ai encore juste quelques questions. »
Zoe lui fit signe de continuer, tout en se dirigeant vers la porte où elle pourrait attendre à l’écart. Pour elle, c’en était fini, et elle souhaitait être prêt à partir dès que possible. Elle ne voulait pas perdre davantage de temps à regarder ces dessins de tatouages inutiles et à parler à Javier, qui leur avait déjà fait part de la chose la plus intéressante à savoir.
« Connaissez-vous quelqu’un qui aurait voulu faire du mal à Callie ? »
Javier secoua négativement la tête. « Je l’ai déjà dit aux flics tout à l’heure. C’était une gentille fille. Ces temps derniers. Je veux dire, elle avait vraiment changé. Personne ne voulait qu’il lui arrive malheur. »
Mais avait-elle vraiment changé ? se demandait Zoe. Un léopard peut-il changer ses taches ? Callie n’aurait certainement pas pu changer les siennes – pas celles qui étaient inscrites pour toujours sur son corps. Pour toujours, du moins jusqu’à ce que son assassin les ait brûlées.
Peut-être que tout cela était lié. Peut-être qu’elle avait des tatouages de gang qu’il fallait brûler. Peut-être que quelqu’un l’avait perçue comme la dernière cible d’un engrenage meurtrier en cours depuis des lustres. La dernière vengeance d’un trafiquant de drogue libéré de prison, ou d’un gang de motards cherchant à se débarrasser de quelqu’un qui avait enfreint leurs règles.
« Et ce matin, hier soir, hier ? Avez-vous remarqué quelqu’un d’inhabituel dans les environs ? demanda Shelley.
– Non, pas du tout, » dit Javier. Son poids le quitta et il s’effondra sur un banc, solidaire de la table, enfouissant sa tête dans ses mains. « J’aimerais en savoir plus. J’aimerais pouvoir dire quelque chose qui permettrait de retrouver celui qui lui a fait ça. Elle ne méritait pas ça. »
Mais quelqu’un avait probablement pensé le contraire. C’était à Zoe et Shelley de trouver la solution, et elles n’allaient pas s’en rapprocher ici.
« Nous vous quitterons avec vos pensées, » dit Zoe, une phrase qu’elle avait entendue auparavant et qui, au moins, lui semblait plutôt compatissante. « Si vous pensez à quoi que ce soit qui pourrait nous être utile, n’hésitez pas à nous contacter. »
Ignorant le regard réprobateur que lui lançait Shelley pour ne pas avoir été assez aimable, elle sortit du repaire de tatouage de Javier, heureuse de respirer l’air libre et de ne plus être encerclée par l’ambiance étouffante de ses dessins criards.
CHAPITRE HUIT
Il la regardait depuis l’autre côté de la rue.
Elle ne le connaissait pas, et il ne la connaissait pas. Pas personnellement. Mais il en savait suffisamment.
Il la surveillait, et il savait des choses sur elle que les autres ne savaient pas. Il savait où elle vivait, seule au rez-de-chaussée d’un immeuble du centre-ville. Il savait qu’elle travaillait à temps partiel dans un magasin situé à trois rues de là, pour subvenir à ses besoins pendant ses études. Il savait qu’elle avait mis du temps à se trouver et à prendre conscience de ce qu’elle voulait faire de sa vie.
Il savait qu’elle avait un tatouage sur la face interne de son avant-bras droit, et qu’elle se colorait les cheveux. Il avait vu sa collection de bijoux fantaisie défiler jour après jour, et savait qu’elle aimait panacher son look à chaque fois qu’elle sortait. Il savait qu’elle quittait la maison à 8h32 précises les jours où elle devait travailler, car son trajet était réglé comme du papier à musique. Il savait qu’elle prenait un café sur le chemin, qu’elle précommandait à partir d’une application afin d’éviter les files d’attente, et qu’elle allait dans la pièce du fond pour revêtir son uniforme avant de ressortir pour servir les clients.
Il savait quand son service se terminait, et le chemin qu’elle prenait pour rentrer chez elle à pied.
Il savait qu’elle devait mourir.
Il pouvait à peine la regarder, mais il savait qu’il devait la surveiller. Il avait besoin de l’observer. Il pianota distraitement sur l’écran de son téléphone portable, comme s’il était absorbé par son contenu, la scrutant à travers des lunettes de soleil qui dissimulaient ses yeux. Cela faisait déjà plusieurs jours qu’il avait commencé à observer sa routine, et il savait qu’elle passerait par ici avant elle-même. Ce banc, parfaitement situé pour la regarder s’en aller.
Le monde allait devenir beaucoup plus sûr quand elle serait partie. C’était clair pour lui.
Il la regarda passer, exactement à l’heure prévue, et disparaître de son champ de vision. Cela importait peu. Il savait exactement où elle allait. Lentement, comme s’il avait tout son temps, il se leva de son banc et commença à se déplacer sur le trottoir, dans la même direction qu’elle.
Le samedi, elle faisait un double service. Elle finançait ses propres frais de scolarité, et elle avait besoin d’argent. Comme il n’y avait pas de cours le dimanche matin, c’était logique. Ses collègues étaient ravis de ne pas avoir à travailler eux-mêmes le samedi, du moins pas aussi souvent qu’ils l’auraient fait, si elle ne prenait pas les deux services. C’était un arrangement qui contentait tout le monde.
Cela lui convenait particulièrement, car lorsqu’elle partait enfin et fermait pour rentrer chez elle, il faisait nuit. Il serait caché. Elle ne le verrait jamais venir.
Il la suivit à distance, jusqu’à ce qu’il atteigne le magasin, jetant un coup d’œil à l’intérieur pour la voir ressortir de la salle du personnel. Bien. Il ne s’y attarda pas. Il n’y avait pas de raison. Elle était là où il avait besoin qu’elle soit, et cela signifiait que tout allait se dérouler comme prévu.
Il bouillonnait, en pensant à elle, au simple fait qu’elle existait. Elle n’en avait pas le droit. Elle ne devait pas oser mettre tout le monde en danger comme elle le faisait. Comment pouvait-elle ne pas voir, ne pas savoir ?
Elle suivait une formation pour devenir enseignante. C’était la plus grande des aberrations. Imaginer que quelqu’un comme elle puisse fréquenter des enfants. Qu’on lui confie leur éducation, qu’on s’occupe d’eux. Une position de confiance comme celle-là, pour quelqu’un comme elle.
Le monde allait s’en trouver mieux sans elle.
Pour l’instant, il ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre. Il avait ses recherches, et il aimait passer son temps libre à examiner les individus, à annihiler la menace qui planait s’il ne faisait rien. Il avait fort à faire pour occuper son temps.
Et ce soir-là, quand le moment serait venu pour elle de terminer sa journée, il serait là. À regarder. À patienter. Prêt à purifier le monde de ses péchés.
CHAPITRE NEUF
Zoe attendait que l’opération de recherche s’achève, penchée en arrière sur sa chaise et ses bras repliés sur sa poitrine.
« As-tu trouvé quelque chose ? demanda Shelley.
– Laisse une minute au système, » dit Zoe. Elle était encore un peu grognon de tout à l’heure, et elle était trop à l’aise avec Shelley pour s’efforcer de le cacher. « Ce n’est pas un film. Les choses prennent vraiment du temps à venir ici.
– D’accord, d’accord, dit Shelley. Je suis juste impatiente. Ça pourrait être une piste importante. »
Zoe lui adressa un regard noir, se demandant comment quelqu’un pouvait passer d’une émotion à l’autre, avec autant de force. Comment Shelley pouvait-elle être désemparée et au bord des larmes en voyant un corps ou en interrogeant un proche, puis aussi excitée qu’une écolière à la perspective de résoudre l’affaire.
L’écran clignota devant elle, captant son attention tandis qu’une liste de résultats défilait. Il semblait que leur deuxième victime, Callie Everard, avait été une fille très active pendant quelques années. De nombreux dossiers la concernant figuraient dans le système du commissariat de police local, dont deux arrestations pour détention de stupéfiants.
« Nous y sommes, dit Zoe. Elle a été interrogée à plusieurs reprises sur la mort d’un certain Clay Jackson. Ça doit être lui.
– Clay Jackson ? D’accord, » répéta Shelley, en saisissant sa propre recherche sur l’ordinateur qui avait été amené dans leur salle d’enquête temporaire.
C’était parfois épuisant de travailler ainsi. Toujours à se déplacer de ville en ville. S’installer à peine, puis repartir ailleurs. Ne revenir que pour les audiences, qui n’étaient jamais appréciées et qui n’arrangeaient personne.
Zoe cliqua sur son nom dans le système afin d’accéder aux dossiers de l’enquête. Elle attendait toujours que la page se charge quand Shelley prit la parole. Sans surprise, tous les moteurs de recherche sur internet fonctionnaient plus vite que le système de la police du comté.
« J’ai quelque chose. La page du mémorial de Clay Jackson sur les réseaux sociaux. Il y a quelques messages postés chaque année pour l’anniversaire de sa mort et ses anniversaires, mais il y a aussi des photos. Il avait beaucoup de tatouages.
– Beaucoup ?
– Plus que Callie. Et je pense en reconnaître un ou deux ayant une signification particulière dans la rue. Cette théorie des gangs pourrait tenir la route. »
Zoe renifla en secouant la tête. Elle se leva pour regarder par-dessus l’épaule de Shelley, pour examiner les photos de Clay Jackson. Il mesurait un mètre quatre-vingt-cinq et pesait soixante-trois kilos sur ses derniers clichés. Il était défoncé, se nourrissant à peine entre deux prises. Il avait l’air de quelqu’un qui avait été en forme et en bonne santé, musclé, avant que sa dépendance ne prenne le dessus. Il se tassait au fur et à mesure des photographies. Il n’avait pas pu continuer cette trajectoire jusqu’à son terme – il avait été tué à mi-parcours de la transformation.