«Léon, nous perdons notre temps; et toi, qui es le plus sage et le plus intelligent de nous tous, dirige-nous pour notre pauvre cabane si en retard, et distribue à chacun de nous l’ouvrage qu’il doit faire.
– Je me mets sous tes ordres», s’écria Jacques, qui regrettait sa vivacité.
Léon, que la petite flatterie de Camille avait désarmé, se sentit tout à fait radouci par la déférence de Jacques, et, oubliant la parole trop vive que celui-ci venait de prononcer, il courut aux outils, donna à chacun sa tâche, et tous se mirent à l’ouvrage avec ardeur. Pendant deux heures ils travaillèrent avec une activité digne d’un meilleur sort; mais leurs pièces de bois ne tenaient pas bien, les planches se détachaient, les clous se tordaient. Ils recommençaient avec patience et courage le travail mal fait, mais ils avançaient peu. Le petit Jacques semblait vouloir racheter ses paroles par un zèle au-dessus de son âge. Il donna plusieurs excellents conseils, qui furent suivis avec succès. Enfin, fatigués et suants, ils laissèrent leur maison jusqu’au lendemain, après avoir jeté un regard d’envie sur celle de Jacques déjà presque achevée. Jacques, qui avait semblé mal à l’aise depuis la querelle, les quitta pour rentrer, disait-il, et il alla droit chez son père, qui le reçut en riant.
M. DE TRAYPI
Eh bien, mon Jacquot, nous avons été serrés de près! J’ai bien manqué d’être pris! si tu ne t’étais pas jeté entre le fourré où j’étais et Jean, il m’aurait attrapé tout de même. C’est égal, nous avons bien avancé la besogne; j’ai demandé à Martin de tout finir pendant notre dîner, et demain ils seront bien surpris de voir que ton ouvrage s’est fait en dormant.
– Oh! non, papa, je vous en prie, dit Jacques en jetant ses petits bras autour du cou de son père. Laissez ma maison et faites finir celle de mes pauvres cousins.
– Comment! dit le père avec surprise, toi qui tenais tant à attraper Léon (il l’a mérité, il faut l’avouer), tu veux que je laisse ton ouvrage pour faire le sien!
JACQUES
Oui, mon cher papa, parce que j’ai été méchant pour lui, et cela me fait de la peine de le taquiner, depuis qu’il a été bon pour moi: car il pouvait et devait me battre pour ce que je lui ai dit, et il ne m’a même pas grondé.»
Et Jacques raconta à son papa la scène qui avait eu lieu au jardin.
M. DE TRAYPI
Et pourquoi l’as-tu accusé d’égoïsme et de poltronnerie, Jacques? Sais-tu que c’est un terrible reproche? Et en quoi l’a-t-il mérité?
JACQUES
Vous savez, papa, que le matin, lorsque nous nous sommes sauvés et cachés dans le bois, Camille et Madeleine, nous entendant remuer, ont cru que c’étaient des loups ou des voleurs. Jean s’est jeté devant elles, et Léon s’est mis derrière, et je voyais à travers les feuilles, à son air effrayé, que, si nous bougions encore, il se sauverait, au lieu d’aider Jean à les secourir. C’est cela que je voulais lui reprocher, papa, et c’était très méchant à moi, car c’était vrai.
M. DE TRAYPI, l’embrassant en souriant
Tu es un bon petit garçon, mon petit Jacquot; ne recommence pas une autre fois; et moi je vais faire finir leur maison pour être de moitié dans ta pénitence.»
Jacques embrassa bien fort son papa et courut tout joyeux rejoindre ses cousins, cousines et amies, qui s’amusaient tranquillement sur l’herbe.
Le lendemain, quand les enfants, accompagnés cette fois de Sophie et de Marguerite, allèrent à leur jardin surprise de les voir toutes deux entièrement finies, et même ornées de portes et de fenêtres! Ils s’arrêtèrent tout stupéfaits. Sophie, Jacques et Marguerite les regardaient en riant.
«Comment cela s’est-il fait? dit enfin Léon. Par quel miracle notre maison se trouve-t-elle achevée?
– Parce qu’il était temps de faire finir une plaisanterie qui aurait pu mal tourner, dit M. de Traypi sortant de dedans le bois. Jacques m’a raconté ce qui s’était passé hier, et m’a demandé de vous venir en aide comme je l’avais fait pour lui dès le commencement. D’ailleurs, ajouta-t-il en riant, j’ai eu peur d’une seconde poursuite comme celle d’hier. J’ai eu toutes les angoisses d’un coupable. Deux fois j’ai été à deux pas de mes poursuivants. Toi, Jean, tu me premais, sans la présence de Jacques, et toi, Léon, tu m’as effleuré en passant près d’un buisson où je m’étais blotti.
JEAN
Comment, c’est vous, mon oncle, qui nous avez fait si bien courir? Vous pouvez vous vanter d’avoir de fameuses jambes, de vraies jambes de collégien.
M. DE TRAYPI, riant
Ah! c’est qu’au temps de ma jeunesse je passais pour le meilleur, le plus solide coureur de tout le collège. Il m’en reste quelque chose.»
Les enfants remercièrent leur oncle d’avoir fait terminer leurs maisons. Léon embrassa le petit Jacques, qui lui demanda tout bas pardon. «Tais-toi, lui répondit Léon, rougissant légèrement: ne parlons plus de cela.» C’est que Léon sentait que l’observation de Jacques avait été vraie. Et il se promit de ne plus la mériter à l’avenir.
Il s’agissait maintenant de meubler les maisons; chacun des enfants demanda et obtint une foule de trésors, comme tabourets, vieilles chaises, tables de rebut, bouts de rideaux, porcelaines et cristaux ébréchés[36]. Tout ce qu’ils pouvaient attraper était porté dans les maisons.
«Venez voir, criait Léon, le beau tapis que nous avons sous notre table.
– Et nous, au lieu de tapis, nous avons une toile cirée, répondait Sophie.
– Venez essayer notre banc: il est aussi commode que les fauteuils du salon, disait Jean.
– Venez voir notre armoire pleine de tasses, de verres et d’assiettes, disait Marguerite.
– Voyez notre coffre plein de provisions: il y a des confitures, du sucre, des biscuits, des cerises, du chocolat, disait Camille.
– Et voyez comme nous avons été gens sages, nous autres, disait Jacques; pendant que vous nous faites mal au cœur avec vos sucreries, nous nous fortifions l’estomac avec nos provisions: pain, fromage, jambon, beurre, œufs, vin.
– Ah! tant mieux, s’écria Madeleine; lorsque nous vous inviterons à déjeuner ou à goûter, vous apporterez le salé et nous le sucré.»
Chaque jour ajoutait quelque chose à l’agrément des cabanes; M. de Rugès et M. de Traypi s’amusaient à les embellir au-dedans et au-dehors. À la fin des vacances elles étaient devenues de charmantes maisonnettes; l’intervalle des planches avait été bouché avec de la mousse au-dedans comme au-dehors; les fenêtres étaient garnies de rideaux; les planches qui formaient le toit avaient été recouvertes de mousse, rattachée par des bouts de ficelle pour que le vent ne l’emportât pas[37]. Le terrain avait été recouvert de sable fin. Quand il fallut se quitter, les cabanes entrèrent pour beaucoup dans les regrets de la séparation. Mais les vacances devaient durer près de deux mois: on n’était encore qu’au troisième jour et l’on avait le temps de s’amuser.
III. Visite au moulin
«Je propose une grande promenade au moulin, par les bois, dit M. de Rugès. Nous irons voir la nouvelle mécanique établie par ma sœur de Fleurville, et pendant que nous examinerons les machines, vous autres enfants vous jouerez sur l’herbe, où l’on vous préparera un bon goûter de campagne: pain bis, crème fraîche, lait caillé[38], fromage, beurre et galette de ménage. Que ceux qui m’aiment me suivent![39]»
Tous l’entourèrent au même instant.
«Il paraît que tout le monde m’aime, reprit M. de Rugès en riant. Allons, marchons en avant!
– Hé, hé, pas si vite, les petits! Nous autres gens sages et essoufflés, nous serions trop humiliés de rester en arrière.»
Les enfants, qui étaient partis au galop, revinrent sur leurs pas et se groupèrent autour de leurs parents.
La promenade fut charmante, la fraîcheur du bois tempérait la chaleur du soleil; de temps en temps on s’asseyait, on causait, on cueillait des fleurs, on trouvait quelques fraises.
«Nous voici près du fameux chêne où j’ai laissé ma poupée, dit Marguerite; je n’oublierai jamais le chagrin que j’ai éprouvé lorsque, en me couchant, je me suis aperçue que ma poupée, ma jolie poupée, était restée dans le bois pendant l’orage.
– Quelle poupée? dit Jean; je ne connais pas cette histoire-là.
– Il y a longtemps de cela, dit Marguerite. La méchante Jeannette me l’avait volée.
JEAN
Jeannette la meunière?
MARGUERITE
Oui, précisément, et sa maman l’a bien fouettée, je t’assure; nous l’entendions crier à plus de deux cents pas.
JACQUES
Oh! raconte-nous cela, Marguerite. Voilà maman, papa, ma tante et mes oncles pour quelque temps; nous pouvons entendre ton histoire.»
Marguerite s’assit sur l’herbe, sous ce même chêne où sa poupée était restée oubliée par elle; elle leur raconta toute l’histoire et comment la poupée avait été retrouvée chez Jeannette, qui l’avait volée.
«Cette Jeannette est une bien méchante fille, dit Jacques, qui avait écouté avec une indignation croissante, les narines, gonflées, les yeux étincelants, les lèvres serrées. Je suis enchanté que sa maman l’ait si bien corrigée. Est-elle devenue bonne depuis?
SOPHIE
Bonne! Ah oui! C’est la plus méchante fille de l’école.
MARGUERITE
Maman dit que c’est une voleuse.
CAMILLE
Marguerite! Marguerite! Ce n’est pas bien, ce que tu dis là. Tu fais tort à une pauvre fille qui est peut-être honteuse et repentante de ses fautes passées.
MARGUERITE
Ni honteuse ni repentante, je t’en réponds.
CAMILLE
Comment le sais-tu?
MARGUERITE
Parce que je vois bien à son air impertinent, à son nez en l’air[40] quand elle passe devant nous, parce qu’à l’église elle se tient très mal, elle se couche sur son banc, elle bâille, elle cause, elle rit; et puis elle a un air faux et méchant.
MADELEINE
Cela, c’est vrai, je l’ai même dit à sa mère.
LÉON
Et que lui a dit la mère Léonard?
MADELEINE
Rien, je pense, puisqu’elle a continué comme avant.
SOPHIE
Et tu ne dis pas que la mère t’a répondu: «Qu’est-ce que ça vous regarde, mam’selle?[41] Je ne me mêle pas de vos affaires: ne vous occupez pas des nôtres.»
JEAN
Comment! elle a osé te répondre si grossièrement? Si j’avais été là, je l’aurais joliment rabrouée[42] et sa Jeannette aussi.
MADELEINE, souriant
Heureusement que tu n’étais pas là. La mère Léonard se serait prise de querelle[43] avec toi et t’aurait dit quelque grosse injure.
JEAN
Injure! Ah bien! je lui aurais donné une volée de coups de poing et de coups de pied; je suis fort sur la savate[44], va! Je l’aurais mise en marmelade[45] en moins de deux minutes.
LÉON, levant les épaules
Vantard, va! C’est elle qui t’aurait rossé[46].
JEAN
Rossé! moi! veux-tu que je te fasse voir si je sais donner une volée en moins de rien?»
Et Jean se lève, ôte sa veste et se met en position de bataille. Jacques lui offre de lui servir de second.
Tous les enfants se mettent à rire. Jean se sent un peu ridicule, remet son habit et rit de lui-même avec les autres. Léon persifle Jacques, qui riposte en riant; Marguerite le soutient; Léon commence à devenir rouge et à se fâcher. Camille, Madeleine, Sophie et Jean se regardent du coin de l’œil et cherchent par leurs plaisanteries à arrêter la querelle commençante; leurs efforts ne réussissent pas; Jacques et Marguerite taquinent Léon, malgré les signes que leur sont Camille et Madeleine.
Léon se lève et veut chasser Jacques, qui, plus leste que lui, court, tourne autour des arbres, lui échappe toujours et revient toujours à sa place. Léon s’essuie le front, il est en nage et tout à fait en colère.
«Viens donc m’aider, dit-il à Jean. Tu es là comme un grand paresseux à me regarder courir.
JEAN
À ton aide, pour quoi faire?
LÉON
Pour attraper ce mauvais gamin, pardi[47]!
JEAN, froidement
Et après?
LÉON
Après…, après…, pour m’aider à lui donner une leçon.
JEAN, de même
Une leçon de quoi?
LÉON
De respect, de politesse pour moi, qui ai presque le double de son âge.
JEAN
De respect! Ha! ha! ha! Quel homme respectable tu fais en vérité!
MARGUERITE
Ne faudrait-il pas que nous nous prosternassions devant toi?[48]
JEAN
Dans tous les cas, lors même que Jacques t’aurait offensé, je serais honteux de me mettre avec toi contre lui, pauvre petit qui a, comme tu le dis très bien, la moitié de ton âge. Ce serait un peu lâche, dis donc, Léon, comme trois ou quatre contre un?
LÉON
Tu es ennuyeux, toi, avec tes grands sentiments, ta sotte générosité.
JEAN
Tu appelles grands sentiments et générosité que deux grands garçons de treize ans et de onze ans ne se réunissent pas pour battre un pauvre enfant de sept ans qui ne leur a rien fait?
LÉON
Ce n’est rien, de me taquiner comme il le fait depuis un quart d’heure?
JEAN
Ah bah! Tu l’as taquiné aussi. Défends-toi tout seul. Tant pis pour toi, s’il est plus fort que toi à la course et au coup de langue.»
Jacques avait écouté sans mot dire. Sa figure intelligente et vive laissait voir tout ce qui se passait en son cœur de reconnaissance et d’affection pour Jean, de regret d’avoir blessé Léon. Il se rapprocha petit à petit, et au dernier mot de Jean il fit un bond vers Léon et lui dit:
«Pardonne-moi, Léon, de t’avoir fâché; j’ai eu tort, je le sens; et j’ai entraîné Marguerite à mal faire, comme moi; elle en est bien fâchée, comme moi aussi: n’est-ce pas, Marguerite?
MARGUERITE
Certainement, Jacques, j’en suis bien fâchée; et Léon voudra bien nous excuser en pensant que, toi et moi étant les plus petits, nous nous sentons les plus faibles, et qu’à défaut de nos bras nous cherchons à nous venger par notre langue des taquineries des plus forts.»
Léon ne dit rien, mais il donna la main à Marguerite, puis à Jacques.
Les papas et les mamans, qui étaient assis et causaient plus loin, se levèrent pour continuer la promenade. Les enfants les suivirent; Jacques s’approcha de Jean et lui dit avec tendresse:
«Jean, je t’aime, et je t’aimerai toujours.
MARGUERITE
Et moi aussi, Jean, je t’aime, et je te remercie d’avoir défendu mon cher Jacques contre Léon.»
Et elle ajouta tout bas à l’oreille de Jean: «Je n’aime pas Léon».
Jean sourit, l’embrassa et lui répondit tout bas:
«Tu as tort; il est bon, je t’assure.
MARGUERITE
Il fait toujours comme s’il était méchant.
JEAN
C’est qu’il est vif, il ne faut pas le fâcher.
MARGUERITE
Il se fâche toujours.
JEAN
Avoue que, Jacques et toi, vous vous amusez à le taquiner.»
Jacques et Marguerute se regardèrent, sourirent, et avouèrent que Léon les agaçait avec son air moqueur, et qu’ils aimaient à le contrarier[49].
«Eh bien, dit Jean, essayez de ne pas le contrarier, et vous verrez qu’il ne se fâchera pas et qu’il ne sera pas méchant.»
Tout en causant, on approcha du moulin; les enfants virent avec surprise une foule de monde assemblée tout autour; une grande agitation régnait dans cette foule; on allait et venait, on se formait en groupes, on courait d’un côté, on revenait avec précipitation de l’autre. Il était clair que quelque chose d’extraordinaire se passait au moulin.
« Serait-il arrivé un malheur, et d’où peut venir cette agitation? dit Mme de Rosbourg.
– Approchons, nous saurons bientôt ce qui en est», répondit Mme de Fleurville.
Les enfants regardaient d’un œil curieux et inquiet. En approchant on entendit des cris, mais ce n’étaient pas des cris de douleur, c’étaient des explosions de colère, des imprécations, des reproches. Bientôt on put distinguer des uniformes de gendarmes; une femme, un homme et une petite fille se débattaient contre deux de ces braves militaires qui cherchaient à les maintenir. La petite fille et sa mère poussaient des cris aigus et lamentables; le père jurait, injuriait tout le monde. Les gendarmes, tout en y mettant la plus grande patience, ne les laissaient pas échapper. Bientôt les enfants purent reconnaître le père Léonard, sa femme et Jeannette.