Puis, tout bas, il pensait que cétait pour lui une occasion de parler de la jolie petite Mme Bonacieux, dont son esprit, sinon son coeur, était déjà tout plein. Ce nest pas à propos dun premier amour quil faut demander de la discrétion. Ce premier amour est accompagné dune si grande joie, quil faut que cette joie déborde, sans cela elle vous étoufferait.
Paris depuis deux heures était sombre et commençait à se faire désert. Onze heures sonnaient à toutes les horloges du faubourg Saint-Germain, il faisait un temps doux. DArtagnan suivait une ruelle située sur lemplacement où passe aujourdhui la rue dAssas, respirant les émanations embaumées qui venaient avec le vent de la rue de Vaugirard et quenvoyaient les jardins rafraîchis par la rosée du soir et par la brise de la nuit. Au loin résonnaient, assourdis cependant par de bons volets, les chants des buveurs dans quelques cabarets perdus dans la plaine. Arrivé au bout de la ruelle, dArtagnan tourna à gauche. La maison quhabitait Aramis se trouvait située entre la rue Cassette et la rue Servandoni.
DArtagnan venait de dépasser la rue Cassette et reconnaissait déjà la porte de la maison de son ami, enfouie sous un massif de sycomores et de clématites qui formaient un vaste bourrelet au- dessus delle lorsquil aperçut quelque chose comme une ombre qui sortait de la rue Servandoni. Ce quelque chose était enveloppé dun manteau, et dArtagnan crut dabord que cétait un homme ; mais, à la petitesse de la taille, à lincertitude de la démarche, à lembarras du pas, il reconnut bientôt une femme. De plus, cette femme, comme si elle neût pas été bien sûre de la maison quelle cherchait, levait les yeux pour se reconnaître, sarrêtait, retournait en arrière, puis revenait encore. DArtagnan fut intrigué.
« Si jallais lui offrir mes services ! pensa-t-il. À son allure, on voit quelle est jeune ; peut-être jolie. Oh ! oui. Mais une femme qui court les rues à cette heure ne sort guère que pour aller rejoindre son amant. Peste ! si jallais troubler les rendez-vous, ce serait une mauvaise porte pour entrer en relations. »
Cependant, la jeune femme savançait toujours, comptant les maisons et les fenêtres. Ce nétait, au reste, chose ni longue, ni difficile. Il ny avait que trois hôtels dans cette partie de la rue, et deux fenêtres ayant vue sur cette rue ; lune était celle dun pavillon parallèle à celui quoccupait Aramis, lautre était celle dAramis lui-même.
« Pardieu ! se dit dArtagnan, auquel la nièce du théologien revenait à lesprit ; pardieu ! il serait drôle que cette colombe attardée cherchât la maison de notre ami. Mais sur mon âme, cela y ressemble fort. Ah ! mon cher Aramis, pour cette fois, jen veux avoir le coeur net. »
Et dArtagnan, se faisant le plus mince quil put, sabrita dans le côté le plus obscur de la rue, près dun banc de pierre situé au fond dune niche.
La jeune femme continua de savancer, car outre la légèreté de son allure, qui lavait trahie, elle venait de faire entendre une petite toux qui dénonçait une voix des plus fraîches. DArtagnan pensa que cette toux était un signal.
Cependant, soit quon eût répondu à cette toux par un signe équivalent qui avait fixé les irrésolutions de la nocturne chercheuse, soit que sans secours étranger elle eût reconnu quelle était arrivée au bout de sa course, elle sapprocha résolument du volet dAramis et frappa à trois intervalles égaux avec son doigt recourbé.
« Cest bien chez Aramis, murmura dArtagnan. Ah ! monsieur lhypocrite ! je vous y prends à faire de la théologie ! »
Les trois coups étaient à peine frappés, que la croisée intérieure souvrit et quune lumière parut à travers les vitres du volet.
« Ah ! ah ! fit lécouteur non pas aux portes, mais aux fenêtres, ah ! la visite était attendue. Allons, le volet va souvrir et la dame entrera par escalade. Très bien ! »
Mais, au grand étonnement de dArtagnan, le volet resta fermé. De plus, la lumière qui avait flamboyé un instant, disparut, et tout rentra dans lobscurité.
DArtagnan pensa que cela ne pouvait durer ainsi, et continua de regarder de tous ses yeux et découter de toutes ses oreilles.
Il avait raison : au bout de quelques secondes, deux coups secs retentirent dans lintérieur.
La jeune femme de la rue répondit par un seul coup, et le volet sentrouvrit.
On juge si dArtagnan regardait et écoutait avec avidité.
Malheureusement, la lumière avait été transportée dans un autre appartement. Mais les yeux du jeune homme sétaient habitués à la nuit. Dailleurs les yeux des Gascons ont, à ce quon assure, comme ceux des chats, la propriété de voir pendant la nuit.
DArtagnan vit donc que la jeune femme tirait de sa poche un objet blanc quelle déploya vivement et qui prit la forme dun mouchoir. Cet objet déployé, elle en fit remarquer le coin à son interlocuteur.
Cela rappela à dArtagnan ce mouchoir quil avait trouvé aux pieds de Mme Bonacieux, lequel lui avait rappelé celui quil avait trouvé aux pieds dAramis.
« Que diable pouvait donc signifier ce mouchoir ? »
Placé où il était, dArtagnan ne pouvait voir le visage dAramis, nous disons dAramis, parce que le jeune homme ne faisait aucun doute que ce fût son ami qui dialoguât de lintérieur avec la dame de lextérieur ; la curiosité lemporta donc sur la prudence, et, profitant de la préoccupation dans laquelle la vue du mouchoir paraissait plonger les deux personnages que nous avons mis en scène, il sortit de sa cachette, et prompt comme léclair, mais étouffant le bruit de ses pas, il alla se coller à un angle de la muraille, doù son oeil pouvait parfaitement plonger dans lintérieur de lappartement dAramis.
Arrivé là, dArtagnan pensa jeter un cri de surprise : ce nétait pas Aramis qui causait avec la nocturne visiteuse, cétait une femme. Seulement, dArtagnan y voyait assez pour reconnaître la forme de ses vêtements, mais pas assez pour distinguer ses traits.
Au même instant, la femme de lappartement tira un second mouchoir de sa poche, et léchangea avec celui quon venait de lui montrer. Puis, quelques mots furent prononcés entre les deux femmes. Enfin le volet se referma ; la femme qui se trouvait à lextérieur de la fenêtre se retourna, et vint passer à quatre pas de dArtagnan en abaissant la coiffe de sa mante ; mais la précaution avait été prise trop tard, dArtagnan avait déjà reconnu Mme Bonacieux.
Mme Bonacieux ! Le soupçon que cétait elle lui avait déjà traversé lesprit quand elle avait tiré le mouchoir de sa poche ; mais quelle probabilité que Mme Bonacieux qui avait envoyé chercher M. de La Porte pour se faire reconduire par lui au Louvre, courût les rues de Paris seule à onze heures et demie du soir, au risque de se faire enlever une seconde fois ?
Il fallait donc que ce fût pour une affaire bien importante ; et quelle est laffaire importante dune femme de vingt-cinq ans ? Lamour.
Mais était-ce pour son compte ou pour le compte dune autre personne quelle sexposait à de semblables hasards ? Voilà ce que se demandait à lui-même le jeune homme, que le démon de la jalousie mordait au coeur ni plus ni moins quun amant en titre.
Il y avait, au reste, un moyen bien simple de sassurer où allait Mme Bonacieux : cétait de la suivre. Ce moyen était si simple, que dArtagnan lemploya tout naturellement et dinstinct.
Mais, à la vue du jeune homme qui se détachait de la muraille comme une statue de sa niche, et au bruit des pas quelle entendit retentir derrière elle, Mme Bonacieux jeta un petit cri et senfuit.
DArtagnan courut après elle. Ce nétait pas une chose difficile pour lui que de rejoindre une femme embarrassée dans son manteau. Il la rejoignit donc au tiers de la rue dans laquelle elle sétait engagée. La malheureuse était épuisée, non pas de fatigue, mais de terreur, et quand dArtagnan lui posa la main sur lépaule, elle tomba sur un genou en criant dune voix étranglée :
« Tuez-moi si vous voulez, mais vous ne saurez rien. »
DArtagnan la releva en lui passant le bras autour de la taille ; mais comme il sentait à son poids quelle était sur le point de se trouver mal, il sempressa de la rassurer par des protestations de dévouement. Ces protestations nétaient rien pour Mme Bonacieux ; car de pareilles protestations peuvent se faire avec les plus mauvaises intentions du monde ; mais la voix était tout. La jeune femme crut reconnaître le son de cette voix : elle rouvrit les yeux, jeta un regard sur lhomme qui lui avait fait si grand-peur, et, reconnaissant dArtagnan, elle poussa un cri de joie.
« Oh ! cest vous, cest vous ! dit-elle ; merci, mon Dieu !
Oui, cest moi, dit dArtagnan, moi que Dieu a envoyé pour veiller sur vous.
Était-ce dans cette intention que vous me suiviez ? » demanda avec un sourire plein de coquetterie la jeune femme, dont le caractère un peu railleur reprenait le dessus, et chez laquelle toute crainte avait disparu du moment où elle avait reconnu un ami dans celui quelle avait pris pour un ennemi.
« Non, dit dArtagnan, non, je lavoue ; cest le hasard qui ma mis sur votre route ; jai vu une femme frapper à la fenêtre dun de mes amis
Dun de vos amis ? interrompit Mme Bonacieux.
Sans doute ; Aramis est de mes meilleurs amis.
Aramis ! quest-ce que cela ?
Allons donc ! allez-vous me dire que vous ne connaissez pas Aramis ?
Cest la première fois que jentends prononcer ce nom.
Cest donc la première fois que vous venez à cette maison ?
Sans doute.
Et vous ne saviez pas quelle fût habitée par un jeune homme ?
Non.
Par un mousquetaire ?
Nullement.
Ce nest donc pas lui que vous veniez chercher ?
Pas le moins du monde. Dailleurs, vous lavez bien vu, la personne à qui jai parlé est une femme.
Cest vrai ; mais cette femme est des amies dAramis.
Je nen sais rien.
Puisquelle loge chez lui.
Cela ne me regarde pas.
Mais qui est-elle ?
Oh ! cela nest point mon secret.
Chère madame Bonacieux, vous êtes charmante ; mais en même temps vous êtes la femme la plus mystérieuse
Est-ce que je perds à cela ?
Non ; vous êtes, au contraire, adorable.
Alors, donnez-moi le bras.
Bien volontiers. Et maintenant ?
Maintenant, conduisez-moi.
Où cela ?
Où je vais.
Mais où allez-vous ?
Vous le verrez, puisque vous me laisserez à la porte.
Faudra-t-il vous attendre ?
Ce sera inutile.
Vous reviendrez donc seule ?
Peut-être oui, peut-être non.
Mais la personne qui vous accompagnera ensuite sera-t-elle un homme, sera-t-elle une femme ?
Je nen sais rien encore.
Je le saurai bien, moi !
Comment cela ?
Je vous attendrai pour vous voir sortir.
En ce cas, adieu !
Comment cela ?
Je nai pas besoin de vous.
Mais vous aviez réclamé
Laide dun gentilhomme, et non la surveillance dun espion.
Le mot est un peu dur !
Comment appelle-t-on ceux qui suivent les gens malgré eux ?
Des indiscrets.
Le mot est trop doux.
Allons, madame, je vois bien quil faut faire tout ce que vous voulez.
Pourquoi vous être privé du mérite de le faire tout de suite ?
Ny en a-t-il donc aucun à se repentir ?
Et vous repentez-vous réellement ?
Je nen sais rien moi-même. Mais ce que je sais, cest que je vous promets de faire tout ce que vous voudrez si vous me laissez vous accompagner jusquoù vous allez.
Et vous me quitterez après ?
Oui.
Sans mépier à ma sortie ?
Non.
Parole dhonneur ?
Foi de gentilhomme !
Prenez mon bras et marchons alors. »
DArtagnan offrit son bras à Mme Bonacieux, qui sy suspendit, moitié rieuse, moitié tremblante, et tous deux gagnèrent le haut de la rue de La Harpe. Arrivée là, la jeune femme parut hésiter, comme elle avait déjà fait dans la rue de Vaugirard. Cependant, à de certains signes, elle sembla reconnaître une porte ; et sapprochant de cette porte :
« Et maintenant, monsieur, dit-elle, cest ici que jai affaire ; mille fois merci de votre honorable compagnie, qui ma sauvée de tous les dangers auxquels, seule, jeusse été exposée. Mais le moment est venu de tenir votre parole : je suis arrivée à ma destination.
Et vous naurez plus rien à craindre en revenant ?
Je naurai à craindre que les voleurs.
Nest-ce donc rien ?
Que pourraient-ils me prendre ? je nai pas un denier sur moi.
Vous oubliez ce beau mouchoir brodé, armorié.
Lequel ?
Celui que jai trouvé à vos pieds et que jai remis dans votre poche.
Taisez-vous, taisez-vous, malheureux ! sécria la jeune femme, voulez-vous me perdre ?
Vous voyez bien quil y a encore du danger pour vous, puisquun seul mot vous fait trembler, et que vous avouez que, si on entendait ce mot, vous seriez perdue. Ah ! tenez, madame, sécria dArtagnan en lui saisissant la main et la couvrant dun ardent regard, tenez ! soyez plus généreuse, confiez-vous à moi ; navez-vous donc pas lu dans mes yeux quil ny a que dévouement et sympathie dans mon coeur ?
Si fait, répondit Mme Bonacieux ; aussi demandez-moi mes secrets, et je vous les dirai ; mais ceux des autres, cest autre chose.
Cest bien, dit dArtagnan, je les découvrirai ; puisque ces secrets peuvent avoir une influence sur votre vie, il faut que ces secrets deviennent les miens.
Gardez-vous-en bien, sécria la jeune femme avec un sérieux qui fit frissonner dArtagnan malgré lui. Oh ! ne vous mêlez en rien de ce qui me regarde, ne cherchez point à maider dans ce que jaccomplis ; et cela, je vous le demande au nom de lintérêt que je vous inspire, au nom du service que vous mavez rendu ! et que je noublierai de ma vie. Croyez bien plutôt à ce que je vous dis. Ne vous occupez plus de moi, je nexiste plus pour vous, que ce soit comme si vous ne maviez jamais vue.
Aramis doit-il en faire autant que moi, madame ? dit dArtagnan piqué.
Voilà deux ou trois fois que vous avez prononcé ce nom, monsieur, et cependant je vous ai dit que je ne le connaissais pas.
Vous ne connaissez pas lhomme au volet duquel vous avez été frapper. Allons donc, madame ! vous me croyez par trop crédule, aussi !
Avouez que cest pour me faire parler que vous inventez cette histoire, et que vous créez ce personnage.
Je ninvente rien, madame, je ne crée rien, je dis lexacte vérité.
Et vous dites quun de vos amis demeure dans cette maison ?
Je le dis et je le répète pour la troisième fois, cette maison est celle quhabite mon ami, et cet ami est Aramis.
Tout cela séclaircira plus tard, murmura la jeune femme : maintenant, monsieur, taisez-vous.
Si vous pouviez voir mon coeur tout à découvert, dit dArtagnan, vous y liriez tant de curiosité, que vous auriez pitié de moi, et tant damour, que vous satisferiez à linstant même ma curiosité. On na rien à craindre de ceux qui vous aiment.
Vous parlez bien vite damour, monsieur ! dit la jeune femme en secouant la tête.
Cest que lamour mest venu vite et pour la première fois, et que je nai pas vingt ans. »
La jeune femme le regarda à la dérobée.
« Écoutez, je suis déjà sur la trace, dit dArtagnan. Il y a trois mois, jai manqué avoir un duel avec Aramis pour un mouchoir pareil à celui que vous avez montré à cette femme qui était chez lui, pour un mouchoir marqué de la même manière, jen suis sûr.
Monsieur, dit la jeune femme, vous me fatiguez fort, je vous le jure, avec ces questions.
Mais vous, si prudente, madame, songez-y, si vous étiez arrêtée avec ce mouchoir, et que ce mouchoir fût saisi, ne seriez-vous pas compromise ?
Pourquoi cela, les initiales ne sont-elles pas les miennes : C.B., Constance Bonacieux ?
Ou Camille de Bois-Tracy.
Silence, monsieur, encore une fois silence ! Ah ! puisque les dangers que je cours pour moi-même ne vous arrêtent pas, songez à ceux que vous pouvez courir, vous !
Moi ?
Oui, vous. Il y a danger de la prison, il y a danger de la vie à me connaître.
Alors, je ne vous quitte plus.
Monsieur, dit la jeune femme suppliant et joignant les mains, monsieur, au nom du Ciel, au nom de lhonneur dun militaire, au nom de la courtoisie dun gentilhomme, éloignez-vous ; tenez, voilà minuit qui sonne, cest lheure où lon mattend.