Ah, a dit un des hommes autour dAramis, diras-tu encore que Mme de Bois-Tracy est male avec toi[83], si cette gracieuse dame te donne ses mouchoirs?
Aramis a regardé dArtagnan comme ce-ci était son ennemi mortel.
Vous vous trompez, messieurs, il a dit, ce mouchoir nest pas à moi, et je ne sais pourquoi ce jeune homme a décidé de me le remettre, et la preuve de ce que je dis, cest que voici le mien dans ma poche[84].
Et il a montré son propre mouchoir, aussi élégant que le premier.
Le fait est, a dit timidement dArtagnan, que je nai pas vu sortir le mouchoir de la poche de M. Aramis. Il avait le pied dessus et jai pensé que le mouchoir était à lui.
Et vous vous êtes trompé, mon cher monsieur, a répondu froidement Aramis.
DArtagnan a compris son erreur et voulait faire la paix[85] avec ce galant homme.
Monsieur, il a dit, vous mexcuserez, je lespère.
Je suppose, monsieur, quon ne marche pas sans cause sur les mouchoirs de poche[86]. Que diable! Paris nest point pavé en batiste[87]. À deux heures, jaurai lhonneur de vous attendre à lhôtel de M. de Tréville. Là je vous enseignerai les bonnes manières[88].
DArtagnan a pris le chemin des Carmes-Decshaux[89], où lattendrait son premier duel avec Athos.
«Si je suis tué, il a pensé, je serai tué par un mousquetaire.»
Chapitre V
Quand dArtagnan est arrivé au terrain vague[90] près du monastère, Athos lattendait depuis cinq minutes seulement, et midi sonnait[91]. Athos souffrait cruellement de sa blessure, et dArtagnan espérait lui proposer ses excuses au lieu du duel et se faire un bon ami de ce mousquetaire. Mais Athos na pas changé sa décision. Mais dArtagnan était étonné quand il a aperçu les seconds dAthos: cétaient Porthos et Aramis eux-mêmes.
Athos a dit:
Sans doute, ne savez-vous pas quon ne nous voit jamais lun sans lautre, et quon nous appelle Athos, Porthos et Aramis ou les trois inséparables[92]?
Ah! ah! a dit Porthos quand il a vu dArtagnan, quest-ce que cela?
Cest avec monsieur que je me bats, a répondu Athos.
Cest avec lui que je me bats aussi, a dit Porthos.
Mais à une heure seulement, a répondu dArtagnan.
Et moi aussi, cest avec ce monsieur que je me bats, a dit Aramis.
Mais à deux heures seulement, a dit dArtagnan avec le même calme.
Mais à propos de quoi te bats-tu, toi, Athos? a demandé Aramis.
Il ma fait mal à lépaule; et toi, Porthos?
Ma foi, je me bats parce que je me bats, a répondu Porthos en rougissant.
Nous avons eu une discussion sur la toilette[93], a dit dArtagnan.
Et toi, Aramis?
Moi, je me bats pour cause de théologie, a répondu Aramis. Il a fait signe à dArtagnan en luv demandant de tenir secrète la cause de leur duel[94].
Et maintenant que vous êtes rassemblés, messieurs, a dit dArtagnan, permettez-moi de vous faire mes excuses, parce que je ne pourrai vous payer ma dette à tous trois, car M. Athos a le droit de me tuer le premier. Excusez-moi, mais de cela seulement, et en garde[95]!
Avec ces mots dArtagnan a tiré son épée. Mais les deux rapières sétaient à peine touchées[96], que les gardes de Son Éminence commandés par M. de Jussac, se sont montrés à langle du monastère.
Holà! mousquetaires, a dit de Jussac, on se bat donc ici? Et les édits qui interdisent les duels, quen faisons-nous? Rengainez donc, sil vous plaît, et suivez-nous.
Messieurs, a dit Aramis, nous vous suivrions mais M. de Tréville nous la interdit. Passez donc votre chemin, cest ce que vous avez de mieux à faire[97].
Nous vous chargerons[98] donc, a dit Jussac.
Ils sont cinq, a dit Athos à demi-voix, et nous ne sommes que trois; nous serons encore battus. Mais je ne reparai plus vaincu devant le capitaine[99]. Il nous faudra mourir ici[100].
Maintenant dArtagnan a du prendre son parti[101]. Cétait là un de ces événements qui décident de la vie dun homme, cétait un choix à faire entre le roi et le cardinal.
Il sest tourné donc vers Athos et ses amis:
Messieurs, il me semble que nous sommes quatre.
Mais vous nêtes pas des nôtres[102], a dit Porthos.
Cest vrai, a répondu dArtagnan, mais mon coeur est mousquetaire, je le sens bien.
De Jussac a proposé à dArtagnan de se retirer à cause de son âge. Mais dArtagnan a refusé.
Décidément vous êtes un joli garçon, a dit Athos en serrant la main du jeune homme, nous ne serons que trois, dont un blessé[103], plus un enfant, et lon dira que nous étions quatre hommes. Comment vous appelle-t-on, mon brave?
DArtagnan, monsieur.
Eh bien, Athos, Porthos, Aramis et dArtagnan, en avant! a crié Athos.
Et les neuf combattants se sont précipités les uns sur les autres. Le combat a commencé.
DArtagnan se battait contre de Jussac. Le jeune homme a paré son coup et lui a passé son épée au travers du corps[104]. Jussac est tombé comme une masse[105]. Autres trois gardes ont été désarmés, lun était mort. Les mousquetaires les ont portés sous le porche du couvent.
Puis ils se sont acheminés vers lhôtel de M. de Tréville. DArtagnan marchait entre Athos et Porthos en les étreignant tendrement.
Si je ne suis pas encore mousquetaire, il a dit à ses nouveaux amis, au moins me voilà reçu apprenti[106], nest-ce pas?
Cette histoire a fait grand bruit[107]. Le roi Louis XIII lui-même, fier davoir ses hommes braves comme ses mousquetaires, les a invités chez lui. DArtagnan a reçu 40 pistoles du roi pour son courage, et par recommendation du roi il a été placé dans la compagnie des gardes de M. des Essarts[108], le beau-frère de M. de Tréville, parce que ce dernier navait pas de place dans les mousquetaires.
Chapitre VI
Les mousquetaires ont décidé de commander un bon repas. Le nouveau laquais de dArtagnan fourni par Porthos[109] a servi à table. Cétait un Picard que le glorieux mousquetaire avait aperçu le jour même sur le pont de la Tournelle, pendant quil faisait des ronds en crachant dans leau[110]. Porthos avait décidé que cette occupation était la preuve dune organisation réfléchie et contemplative. Mais Porthos avait son laquais Mousqueton et a proposé ce-là à dArtagnan.
Ce laquais qui sappelait Planchet a remercié le Ciel dêtre tombé en la possession de dArtagnan[111].
Athos, de son côté, avait un valet que lon appelait Grimaud. Il était fort silencieux, ce digne seigneur. Nous parlons dAthos, bien entendu[112]. Ses compagnons, Porthos et Aramis, ne lont jamais entendu rire. Ses paroles étaient brèves. Athos avait à peine trente ans et était dune grande beauté de corps et desprit, mais personne ne lui connaissait de maîtresse[113]. Jamais il ne parlait de femmes. Grimaud lui obéissait sur un simple geste ou sur un simple mouvement des lèvres[114]. Il ne lui parlait que dans des circonstances suprêmes[115].
Porthos avait un caractère tout opposé à celui dAthos: non seulement il parlait beaucoup, mais il parlait haut[116]. Il avait moins grand air quAthos et tâchait de le dépasser par ses splendides toilettes et par les histoires de ses affaires amoureuses.
Un vieux proverbe dit: «Tel maître, tel valet[117].» Mousqueton, le laquais de Porthos, était toujours habillé dune façon magnifique comme son maître.
Quant à Aramis, il avait lespérance dentrer un jour dans les ordres[118]. Il a dit souvent «Je serai abbé sil me convient; en attendant, je suis mousquetaire.» Ce jeune homme était fier de sa beauté et avait du succès avec les femmes. Son laquais sappelait Bazin. Il était toujours vêtu de noir, comme doit lêtre le serviteur dun homme dÉglise[119]. Sa fidélité était excéptionnelle.
DArtagnan adorait ses nouveaux amis. Il a considéré Athos comme un Achille, Porthos comme un Ajax, et Aramis comme un Joseph[120].
De leur côté, les trois mousquetaires aimaient fort leur jeune camarade. Lamitié qui unissait ces quatre hommes, et le besoin de se voir trois ou quatre fois par jour, soit pour duel, soit pour affaires, soit pour plaisir, les faisaient sans cesse[121] courir lun après lautre comme des ombres; et lon rencontrait toujours les inséparables[122].
DArtagnan a été pris comme cadet dans la compagnie des gardes de M. des Essarts selon les promesses de M. de Tréville. Ce dernier lui a dit que le jeune homme deviendrait mousquetaire après un noviciat de deux ans[123] ou sil ferait quelque action exceptionnelle.
Chapitre VII
Un jour on a frappe doucement à la porte du logement de dArtagnan. Cétait un bourgeois de mine assez simple[124]. Ce bourgeois, quon appelé Bonacieux, était le propriétaire de lappartement de dArtagnan.
Jai entendu parler de M. dArtagnan comme dun jeune homme fort brave, a dit le bourgeois, et cest pourquoi jai décide de lui confier un secret.
Parlez, monsieur, lui a répondu dArtagnan.
Ma femme qui est lingère chez la reine, monsieur, a été enlevée hier matin, comme elle sortait de sa chambre de travail.
Et par qui votre femme a-t-elle été enlevée?
Je nen sais rien sûrement[125]. Mais je soupçonne un homme qui la poursuivait depuis longtemps.
Diable!
Je crois donc que ma femme a été arrêtée à cause des affaires amoureuses dune plus grande dame quelle.
De Mme de Bois-Tracy? a dit dArtagnan. Il voulait avoir lair du connaisseur des affaires de la cour[126].
Plus haut, beaucoup plus haut!
De la sest arrêté dArtagnan. Il a pensé de la reine Anne dAutriche.
Oui, monsieur, a répondu le bourgeois épouvanté.
Mais avec qui?
Avec qui cela peut-il être, si ce nest avec le duc de[127]
Le duc de Buckingham
La reine croit quon a écrit à M. le duc de Buckingham en son nom pour le faire venir à Paris et pour lattirer dans quelque piège[128]. On connaît que ma femme est dévouée à la reine. On veut soit léloigner de sa maîtresse, soit apprendre tous ses secrets.
Cest probable, a dit dArtagnan, mais lhomme qui la enlevée, le connaissez-vous?
Je sais seulement quil sert le cardinal. Cest un haut gentilhomme, il a une cicatrice à la tempe[129].
Une cicatrice à la tempe! sest écrié dArtagnan, cest mon homme de Meung!
Cest votre homme, dites-vous?
Oui! Je ferai dun coup deux vengeances[130]. Mais où je trouverai cet homme?
Je sais seulement que ma femme a disparu près du Louvre. De plus, cet homme a laissé une lettre.
Le bourgeois lui a donné une lettre.
«Ne cherchez pas votre femme, a lu dArtagnan, si vous faites une seule démarche pour la retrouver, vous êtes perdu[131].»
Mais tout à coup, Bonacieux a vu un homme en face des fenêtres, un homme enveloppé dans un manteau[132].
Mais Voilà lui, cet homme inconnu!
DArtagnan la vu et a crié:
Cest lui! Cette fois-ci, il ne méchappera pas.
Avec ces mots il sest précipité hors de lappartement.
Chapitre VIII
Mais dArtagnan na pas réussi à trouver son homme de Meung. Déçu, il est rentré à son appartement. Ses amis ly attendaient.
Et alors il a raconté mot à mot[133] à ses amis ce qui venait de se passer entre lui et son hôte, et comment lhomme qui avait enlevé la femme du digne bourgeois était son ennemi personnel, lhomme de Meung.
Ce nest point de Mme Bonacieux que je minquiète, a dit dArtagnan, mais de la reine. Si je savais où est le duc de Buckingham, je voudrais le prendre par la main et le conduire près de la reine, pour faire enrager M. le cardinal[134]; car notre véritable, notre seul, notre éternel ennemi, messieurs, cest le cardinal.
Et, a dit Athos, le bourgeois vous a dit, dArtagnan, que la reine pensait quon avait fait venir Buckingham à Paris?
Elle en a peur[135], a dit dArtagnan, maintenant je crois, que lenlèvement de cette femme de la reine se rattache à la présence de M. de Buckingham à Paris.
Le Gascon est plein didées, a dit Porthos avec admiration.
Je voudrais vous raconter une histoire, a dit soudainement Aramis, hier jai été chez un savant docteur en théologie que je consulte pour mes études[136]. Quand je sortais de chez lui
Ici Aramis sest arrêté comme un homme qui, en plein courant de mensonge[137], se voit arrêter par quelque obstacle imprévu[138].
Ce docteur a une nièce, a continué Aramis.
Ses amis se sont mis à rire.
Je devais la conduire à son carrosse.
Ah! elle a un carrosse, la nièce du docteur? la interrompu Porthos.
Vous êtes fort indiscret[139], Porthos, a dit Aramis. Il continuait: Tout à coup, un gentilhomme grand et brun, tout comme le vôtre, dArtagnan, sest approché de moi. Il nous a demandé de le suivre.
Cétait lui! a crié dArtagnan, il vous avait pris pour Buckingham[140]! Et la dame, il lavait prise pour la reine!
En ce moment les amis ont entendu le bruit. Le bourgeois est entré dans la chambre.
Ah, messieur, sauvez-moi! il a crié.
En ce moment, les quatre gardes ont apparu à la porte.
Entrez, messieurs, a crié dArtagnan, nous sommes tous de fidèles serviteurs du roi et de M. le cardinal.
Mais vous mavez promis, a dit tout bas[141] le pauvre bourgeois.
Nous ne pouvons vous sauver quen restant libres[142], a répondu dArtagnan, et si nous faisons mine de vous défendre[143], on nous arrête avec vous.
Et dArtagnan a poussé le bourgeois tout aux mains des gardes, en lui disant:
Vous êtes un maraud, mon cher; vous venez me demander de largent, à moi! à un mousquetaire! En prison, messieurs, emmenez-le en prison, cela me donnera du temps pour payer.
Et les gardes sont sortis avec le pauvre bourgeois.
Comment ça? a dit Porthos, quatre mousquetaires laissent arrêter au milieu deux un malheureux qui crie à laide!
Japprouve la décision de dArtagnan, a dit Athos, elle est vraiment sage.
Et maintenant, messieurs, a dit dArtagnan sans se donner la peine dexpliquer sa conduite à Porthos[144], tous pour un, un pour tous, cest notre devise, nest-ce pas?
Et les quatre amis ont répété dune seule voix[145] la formule dictée par dArtagnan:
Tous pour un, un pour tous.
Chapitre IX
Les gens du M. cardinal ont fait une souricière de lappartement de M. Bonacieux[146]. Cest à dire que chacun qui a apparu ici, était pris et interrogé par les gardes. Une allée particulière conduisait à létage où habitait dArtagnan: ses amis et lui-même étaient hors danger[147].
Un soir dArtagnan a entendu frapper à la porte. Cette porte sest ouverte et sest renfermée immédiatement. Quelquun venait de se prendre à la souricière[148].
DArtagnan a vu que cétait une femme. Les homme du cardinal ont commencé à linterroger. La femme a dit son nom: cétait madame Constance Bonacieux.
Tout à coup, dArtagnan a pris son épée: il a décidé de se faire prendre dans la sourcière pour sauver Mme Bonacieux. DArtagnan est entré, et un moment après quatre hommes vêtus de noir se sont envolés de la maison de M. Bonacieux. DArtagnan était vainqueur sans beaucoup de peine[149], car un seul de ces hommes était armé.
DArtagnan est resté seul avec Mme Bonacieux. Elle était demi évanouie[150].
Cétait une charmante femme de vingt-cinq à vingt-six ans, brune avec des yeux bleus, ayant un teint marbré de rose et dopale[151]. DArtagnan lexaminait avec admiration.
En ce moment Mme Bonacieux a ouvert ces yeux.
Ah! monsieur! elle a dit, cest vous qui mavez sauvée; permettez-moi de vous remercier.
Madame, je nai fait que ce que tout gentilhomme doit fait à ma place[152].
Oui, monsieur. Mais que voulaient ces hommes et où est M. Bonacieux, mon mari?
Ils sont les hommes du M. cardinal. Hier ils sont venus ici pour conduire votre mari à la Bastille.
Mon mari à la Bastille! a crié Mme Bonacieux, oh! mon Dieu!
Son seul crime est davoir à la fois le bonheur et le malheur dêtre votre mari, a dit dArtagnan.
Est-ce que vous savez, monsieur
Je sais que vous avez été enlevée. Et je suis sûr que les hommes que jai mis en fuite[153] vont revenir. Sils nous retrouvent ici nous sommes perdus.
DArtagnan a décidé de conduire Mme Bonacieux à lappartement dAthos car ce-ci nétait pas chez lui. Mme Bonacieux a demandé à dArtagnan daller à Louvre pour voir son oncle et protecteur, M. de la Porte. Il devait aider la pauvre femme.